Situations de disproportion de pouvoir(s)

Situations dans laquelle la disproportion de pouvoir(s) est importante. Que faire pour créer les conditions d’une négociation authentique ?

Dossier de fond relatif à la gestion des situations dans laquelle le rapport de force est en défaveur de l’individu. Ce document a été produit par un Groupe de Travail du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2016.

Membres du Conseil académique ayant contribué à la note : Isabelle Brouillard, Erika Benkö, Christelle Lacour, Almudena Vaquerizo Gilsanz, François Bazier, Jean-Luc Gilson, Etienne Chomé, Serge Léonard, Yves Honorez, Pierre Biélande, Christian Bokiau, Florence Leroy, Pierre Hanon.

L’angle d’attaque de la réflexion concerne davantage une situation dans laquelle l’individu se trouve en « infériorité » de pouvoir. Ce contexte ne lui permet pas de dire les choses de manière optimale par rapport à une forme d’autorité.

Les outils de négociation interpersonnelle semblent dès lors inefficaces.

Comment réagir ou intervenir lorsqu’un membre est en souffrance, lorsqu’une minorité est écrasée ? Par qui commencer ? Faut-il en priorité soulager les besoins individuels ou traiter de la structure ?

En réalité, les deux doivent être reconnus et entrepris conjointement pour apporter du soulagement, plus de justice et un développement systémique du bien-être individuel et collectif.

  • Situations dans laquelle la disproportion de pouvoir(s) est importante
  • La négociation n’est pas toujours ni souhaitable, ni possible
  • Prendre conscience des (en)jeux de pouvoir
  • Clarifier la situation de déséquilibre
  • Récupérer du pouvoir d’agir lorsque le déséquilibre est « fantasmé »
  • Si le déséquilibre est « avéré » : récupérer du pouvoir en vue de négocier
  • En aval : pouvoir « rebondir » et retrouver la force d’agir

La négociation n’est pas toujours ni souhaitable, ni possible

Pour André Buron, la négociation n’est « pas une panacée ». Sur base de la typologie de Tessier et Tellier (1973), il explique que les modes d’actions sont plus ou moins appropriés et limités en fonction de l’équilibre du pouvoir et de la convergence ou divergence entre les objectifs des différentes parties. En l’occurrence, dans une situation impliquant un déséquilibre du pouvoir en « défaveur » d’un individu, les modes d’intervention à adopter pour celui-ci seront plutôt de l’ordre de la contestation, de la revendication ou de la demande (d’information). L’objet de notre réflexion concerne donc plutôt le « bas » (à gauche) du tableau de Tessier et Tellier (cumulant divergence des objectifs et rapport de force défavorable).

Comment gérer un conflit ?

Tessier et Tellier proposent une typologie qui tient compte de deux paramètres, la synergie au niveau des objectifs et le partage du pouvoir […]

La gestion d’un conflit suppose donc un diagnostic de la situation : identifier les partenaires, leurs buts, enjeux, atouts et contraintes. Suivant le degré de divergence et de convergence quant aux objectifs d’une part et l’importance du pouvoir dont on dispose par rapport aux partenaires d’autre part, on utilisera un des modes d’intervention parmi lesquels figure la négociation.

Je tiens à souligner l’importance de cette analyse préalable, condition indispensable pour un choix judicieux du mode d’action : la négociation n’est pas une panacée, elle caractérise une démarche bien spécifique.

Convergence des objectifs
Divergence forte Convergence limitée Convergence forte
Rapport de force + Imposition Pression Persuasion (information)
0 Confrontation Négociation Coopération
Contestation Revendication Demande (information)

Tessier et Tellier, 1973.

Prendre conscience des (en)jeux de pouvoir

Le pouvoir n’est pas une chose, il est diffus (diffusé, circulant, évoluant, changeant, multiforme) comme le langage. Le dirigeant (patron, chef, l’enseignant, etc.) ne possède (au sens d’avoir la
propriété formelle) pas davantage le pouvoir que le locuteur la langue.

Mais, qui « dit » (fonde, établit) la vérité ? Pouvoir et savoir sont liés. Et le savoir (ou la vérité) aujourd’hui, c’est celui qui maîtrise la norme ; la norme fondée sur les statistiques en entreprise ou à
l’école.

Comme le dit Foucault, le savoir est du pouvoir. Pour exercer du pouvoir, il semble important de savoir « dans quel(s) jeu(s) on joue », quels sont les enjeux de la situation. Un manager peut avoir une responsabilité hiérarchique et pourtant se sentir « impuissant » dans une situation. Une même situation peut être vécue par les uns comme déséquilibrée, tandis que d’autres se sentiront « puissants », libres d’agir à leur guise.

D’un certain point de vue, chacun peut se sentir « objet » du pouvoir d’un autre, d’un système, d’une structure, de normes implicites… Pour Marshall Rosenberg (et donc la Communication NonViolente), chaque personne n’agit jamais que dans le sens de sa propre vie. Cela signifie que cette personne n’est pas nécessairement « machiavélique » : elle-même a des besoins, des choses qui la contraignent et donc la « déterminent » d’une certaine manière. Cette personne qui exerce des pressions sur ses employés « ne peut pas faire autrement » que d’agir de cette manière, dans sa situation et dans ses schémas traditionnels.

La perception et la conscience de nos choix possibles – notre liberté, y compris celle de sortir de certains cadres – jouent un rôle important dans la clarification et la gestion de conflits où intervient de la « prise de pouvoir ». Il s’agit de « libérer » les individus en termes de prise de conscience, de les accompagner vers une vision plus « juste » des choix qui s’offrent à eux. A partir du moment où une personne récupère du choix, elle n’est plus impuissante.

Clarifier la situation de déséquilibre

Le déséquilibre de pouvoir est-il effectif et/ou simplement perçu ?

Le déséquilibre de pouvoir peut être une impression : la perception d’une impuissance peut être « fantasmée », et elle est en tout cas toujours relative. Chaque membre d’une équipe dispose de plus ou moins de responsabilités ou d’influence, liées à sa fonction, à son rôle, à sa place dans le groupe, etc. Un manager ou un employeur peut disposer d’un pouvoir « légal », sans toutefois avoir « d’emprise » ou « d’influence » sur certains employés.

Une manière de clarifier la situation consiste à recueillir les objectifs de chacun des membres concernés. Toutefois, parfois, cela ne permet pas de déterminer complètement les différents enjeux de la situation. Il se peut qu’il y ait des raisons, conscientes et avouées ou non, qui bloquent la situation. Ce non-dit est difficilement palpable parfois : il peut être question de « territoire », de « place » dans le groupe, de reconnaissance, etc. Ces raisons peuvent parfois apparaître comme irrationnelles, voire puériles.

Afin d’épauler le diagnostic d’une situation dans une structure, on pourra par exemple interroger les différents éléments suivants :

  • Le statut
  • Le rôle
  • Le degré d’appartenance
  • L’autonomie
  • La reconnaissance

Ces indicateurs permettent de clarifier selon il est question et de sortir d’une vision dans laquelle on ne verrait qu’un déséquilibre binaire entre des individus. Cela permet aussi de voir le pouvoir autrement que comme « quelque chose que j’ai ou que je n’ai pas ». Nous pensons qu’il ne faut pas appréhender les relations uniquement par le prisme des relations de pouvoir, d’autorité ou encore de hiérarchie.

Au lieu de cristalliser un conflit, un désaccord ou une mésentente avec une approche interpersonnelle, il s’agit de questionner d’autres paramètres, afin de « diagnostiquer » les éventuelles autres causes de la situation problématique.

Il est également possible d’interroger les enjeux fondamentaux de la situation sur la base d’une grille utilisée dans les situations de médiation. Le fait d’« avoir » du pouvoir ou non est aussi une question de contexte. En tant qu’intervenant dans un tel « système », il est clair que l’information recueillie ne sera pertinente que s’il y a une relation de confiance suffisante établie au préalable.

Lorsqu’une situation nous ébranle, il est possible de la « recadrer » en la considérant dans un contexte plus large. Ainsi, en situation de formation, un animateur peut avoir l’impression d’être confronté à des résistances dans son groupe de participants, alors que ce n’est pas leur perception, ou que ceci n’est pas dû au formateur lui-même ou à ce qu’il amène, mais à d’autres causes.

Clarifier les responsabilités de chacun

En médiation sociale, l’outil suivant, que nous intitulons le « schéma des contributions », permet de clarifier les responsabilités de chacun dans une situation.

Un préalable à l’application d’une réflexion collective basée sur ce schéma se situe probablement dans la volonté des parties de dépasser une situation où l’un et l’autre seraient identifiés comme « bourreaux » ou « victimes ».

Il s’agit d’amener les personnes à réfléchir en termes de contribution pour sortir d’une logique binaire d’accusation, de responsabilité, de faute (généralement de l’autre) et enrichir sa perception en identifiant l’ensemble des causes (l’autre, moi, les tiers, le contexte…) qui ont fait naître le conflit et/ou l’ont amené à devenir ce qu’il est actuellement.

Le schéma se réalise à partir des interrogations suivantes : qu’est-ce qui a bien pu contribuer à la situation actuelle ? Listez tous les facteurs.

  • L’autre ? Quelles actions ou abstentions ?
  • D’autres personnes ? Qui et comment ?
  • Des aspects financiers ? Lesquels ?
  • Des aspects structurels ? Lesquels ?
  • Des aspects culturels ?
  • Des problèmes de santé ?
  • Des problèmes de communication ? Lesquels précisément ?
  • Soi-même ? Quelles actions ou abstentions ?

Là encore, l’idée est d’élargir la compréhension de la situation. Au lieu de la limiter à une perspective interpersonnelle (avec un « dominant » et un ou plusieurs « dominés »), il s’agit de tâcher de comprendre de manière nuancée tout ce qui a contribué à la situation, au problème. Le but est de comprendre le contexte afin de mettre en lumière tout ce qui ne relève pas de « causes » intrapersonnelles ou interpersonnelles.

> Un parallèle peut être fait avec de précédentes réflexions du Conseil, notamment en lien avec la « grille d’intelligibilité du social » de J. Ardoino. Cf. Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

D’un point de vue systémique, « celui qui a le pouvoir » d’un point de vue formel est en réalité lui-même « contraint » dans un certain cadre (par exemple, les impératifs de rentabilité, de profit). Prendre conscience de cela permet de sortir d’une logique bipolaire où il n’y aurait qu’un bourreau et une victime. En réalité, chacun est acteur et responsable face à la situation.

Récupérer du pouvoir d’agir lorsque le déséquilibre est « fantasmé »

Interroger ses « bénéfices secondaires »

Interroger les « bénéfices secondaires », les « enjeux » pour l’individu qui se met en situation d’impuissance. Que gagne-t-il ou perd-il à jouer à ce jeu ? Que gagnent par exemple des personnes à ne pas décider (prendre la responsabilité d’une décision) ? Que gagne un participant à une formation lorsqu’il se place en contestation par rapport au reste du groupe ?

Le pouvoir est une perception

Comme nous l’avons dit en introduction, le pouvoir est par nature un objet diffus, impalpable, que l’on ne pourrait décrire en fonction de caractéristiques que l’on possède ou non. On peut être dirigeant, avoir un statut élevé, un rôle important et de grandes responsabilités et toutefois se sentir impuissant. A contrario, il est possible de se sentir très libre d’agir en ayant peu de décisions à prendre dans une organisation.

Cela renvoie également à la dialectique du maître et de l’esclave, chez Hegel (La phénoménologie de l’esprit) : dans la relation maître-esclave, le maître finit par devenir « dépendant » de son esclave, il ne peut plus rien faire – même pas être maître – sans lui. La relation s’inverse et se confond…

Le pouvoir n’est pas quelque chose que l’on possède une fois pour toutes, de manière absolue. Il renvoie à la notion de liberté, et par conséquent à celle de choix. En fait, tant qu’un individu considère qu’il n’a pas le choix et qu’il est contraint par la situation, il est en situation d’impuissance, où il « subit » le pouvoir d’autrui ou la pression de la situation. Par contre, s’il adopte le point de vue selon lequel il est maître de ses choix (choix de partir ou de rester, choix de continuer à souffrir, choix d’affronter ou de se plier, choix de quitter un rôle ou un statut, etc.), alors il regagne du pouvoir d’agir.

> Cf. aussi l’idée de « servitude volontaire » chez La Boétie : « tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent » ? Pour La Boétie, si l’on refuse de voir le tyran comme un tout-puissant, il va s’écrouler.

Dès lors, le travail peut s’orienter vers la prise de conscience de chacun par rapport à ses propres schémas et responsabilités. Certains font plusieurs formations en assertivité avant de s’autoriser réellement à dire « non » lorsqu’une situation vient les confronter à leurs limites. Les outils sont une chose, et en même temps ils sont d’autant plus efficaces qu’ils s’accompagnent d’un changement de regard sur notre place dans la relation : lorsqu’un individu s’autorise lui-même à marquer son désaccord, il récupère du pouvoir d’agir.

Ce changement de perception peut permettre d’accepter plus facilement certaines situations, y compris inconfortables : il peut s’agir d’un choix provisoire, par exemple, au service d’un projet à plus long terme. L’individu se réapproprie le choix et décide de faire avec, il consent à sa situation.

Si le déséquilibre est « avéré » : récupérer du pouvoir en vue de négocier

Se protéger et gérer le stress

Lorsqu’il y a une disproportion de pouvoir (voire un abus), en situation de désaccord, une personne peut choisir d’entrer en contestation ou en revendication. Il s’agit de lutter et d’entrer dans des processus d’influence. Ceci peut générer beaucoup de stress et demander beaucoup d’énergie, pour des situations qui sont parfois provisoires. Il est important dans ce genre de situations de pouvoir s’entourer, tant par rapport aux objectifs poursuivis (alliés) que « moralement ». Nous renvoyons également à différents outils de gestion du stress et de développement personnel.

A contrario, il est possible de se protéger en « lâchant » son objectif (s’accommoder ou se replier). Il peut être judicieux pour la personne d’évaluer les enjeux personnels qu’elle a à lutter ou à s’accommoder ou à fuir une situation qui ne lui convient pas. De quelles portes de sortie dispose-t-elle ? Trouver autre chose est-il possible ? Il s’agit d’un rapport entre des coûts (énergie, santé, effets sur la situation professionnelles) et des bénéfices souhaités. Dans cette situation délicate, en « position basse », la personne souhaite-t-elle entrer en lutte ?

Dans une situation où une personne subit une forte pression ou des abus de pouvoir, ceci peut avoir des impacts négatifs quant à sa confiance en elle-même et en ses ressources. Il s’agit pour cette personne de prendre conscience des situations où elle a du pouvoir en-dehors des espaces de coercition. Aussi, il s’agit de dresser un bilan ou une liste de ses forces, de ses qualités ou encore de ses ressources et de ses réussites. La personne ne se réduit pas à un « statut » d’infériorité. Ces pistes peuvent également contribuer à atténuer le vécu « subjectif » voire « fantasmé » d’un déséquilibre de pouvoir (la personne a l’impression qu’elle n’a aucune marge d’action, mais elle dispose en fait de ressources et d’influence lui permettant de décider).

Une personne peut être consciente et responsable par rapport à une situation, cela ne rend pas nécessairement la situation confortable. La personne peut rester vulnérable, surtout dans des cas où la relation est abîmée par des comportements nuisibles de l’autre partie (violences physiques et psychologiques…), ce qui peut du coup rendre très difficile le travail « d’empowerment » visant à permettre à cette personne de prendre les décisions lui permettant de se protéger, fuir, combattre, etc.

Face aux ruminations, pouvoir « laisser tomber »

Dans des situations de déséquilibre de pouvoir perçu, le risque est grand pour la personne qui se sent impuissante de s’épuiser. Toutes les personnes n’investissent pas la même sensibilité dans les relations. Il y a parfois une dissonance entre le besoin de reconnaissance et de validation d’un employé et les objectifs de rentabilité d’une organisation. Autrement dit, le paramètre « humain » est parfois plus important du point de vue de l’employé qu’il ne l’est du point de vue de l’association ou de l’entreprise. Une gestion « carrée » des ressources peut affecter moralement certains individus. Or, dans certains cas, il peut être judicieux de prendre distance avec ses propres attentes relationnelles, lorsque celles-ci impliquent des frustrations, en tout cas de tâcher de voir la situation autrement.

Encore une fois, il est question ici de perception : en « lâchant » un objectif, je peux avoir l’impression de « perdre », mais je peux aussi réfléchir à ce que je gagne en le lâchant. Il s’agit de vivre pleinement sa liberté.

Parfois, l’attention accordée à l’humain par certains responsables est un « emballage » : il s’agit plus volontiers de protocoles d’écoute. Certains gestionnaires « apprennent les grimaces » de manière à donner une forme pseudo-bienveillante à leur comportement et leurs messages : il s’agit de « licencier proprement », par exemple. Dans ce cas, les outils de communication bienveillante sont utilisés dans un objectif manipulatoire. Cela devient alors un outil de pression supplémentaire. Il convient pour l’individu qui fait face à ces techniques de ne pas être dupe, encore une fois, du jeu dans lequel il joue.

Dans le chef du manager, nous rappelons l’importance d’utiliser ces outils et techniques seulement lorsqu’elles sont en phase avec une intention bienveillante (cohérence), avec une authenticité. Il s’agit d’un positionnement éthique / déontologique.

> Cf. Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Dossier : le management émotionnel

Utiliser des techniques de communication efficace

Si un supérieur hiérarchique refuse d’écouter un membre du personnel, mais accepte de le faire avec d’autres, il peut être judicieux d’observer comment s’y prennent les autres personnes, notamment au niveau non verbal. Il se peut qu’il y ait des situations plus ou moins propices à faire une demande à cette personne. Par exemple, en réunion, tel chef refuse quasiment toujours les objections qui lui sont adressées. Par contre, il est d’accord d’en parler à deux dans son bureau.

Ces techniques de communication supposent une assurance dans le chef de l’individu qui se sent dans une dynamique de pouvoir inconfortable. Comme nous l’avons dit précédemment, l’assertivité ne s’improvise pas en appliquant mécaniquement les outils, par exemple. C’est aussi une affaire d’adaptation et de posture, en lien avec des perceptions de la situation.

Travailler hors des espaces « convenus » : les « zones d’incertitude »

Parfois, les espaces « formels » de prise de parole sont « verrouillés » et régis par des règles implicites qui peuvent bloquer la situation. Il s’agit d’une gestion de « territoires », notamment des « zones d’incertitude » comme dirait Crozier (1981 (1977)) :

« Ces zones correspondent aux failles dans les règles, aux défaillances techniques, aux pressions économiques qui empêchent le déroulement des objectifs de l’organisation. Elles ont également une autre source, les acteurs peuvent avoir intérêt à masquer leurs véritables objectifs, afin de conserver une certaine capacité de négociation » (Wikipédia : théorie de l’acteur stratégique).

De ce fait, certaines questions ou difficultés peuvent être abordées et résolues plus facilement en-dehors des espaces formels, « régulés », par exemple dans un couloir, lors d’un repas d’équipe, lors d’une pause-café, etc. La (pré)disposition des acteurs y est différente.

Il s’agit également de sortir parfois des approches standardisées. Au-delà des rôles et des protocoles de chacun, certaines situations impliquent de se placer en tant que partenaires face à la situation à gérer : « ensemble, que faisons-nous avec cela ? ».

Cela suppose une dynamique de management qui ne s’improvise pas le jour d’un conflit avec un employé, mais dès l’embauche, à toutes les étapes de la vie en entreprise. Nous soulignons l’importance du travail de prévention qui consiste à développer la confiance et apprendre à se connaître au sein d’une équipe de travail.

> Cf. Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Il s’agit de développer un projet de bien-être sincère qui aille à l’encontre de la seule logique « chefs – sujets ».

Faire intervenir le « n+1 » (ou un autre tiers)

Dans les cas où cela est possible, lorsqu’il y a une situation de déséquilibre de pouvoir ainsi qu’un abus de pouvoir, le « n+1 » peut prendre le rôle d’un tiers et faciliter la résolution d’un conflit. Il doit ainsi permettre de créer un espace de résolution de problème dans lequel chacun a une place équivalente.

A priori, le responsable doit prendre une posture qui ne laisse pas perdurer un malaise sur base d’une disproportion de pouvoir, voire d’abus de pouvoir. Il doit trouver un équilibre entre les objectifs (rentabilité, productivité, qualité des services) et les relations dans son équipe.

Dans l’optique de l’intervention d’un tiers, surtout lorsque le « n+1 » n’est pas à-même de canaliser les tensions, on peut également penser aux syndicats, à la médecine du travail, etc. La personne qui subit des abus de pouvoir peut mettre en place des stratégies dans l’intention de mettre en place un espace de dialogue régulé, sécurisant pour chacune des parties.

Il s’agit de pouvoir trianguler, que ce soit à l’aide d’une procédure, d’une personne, d’une loi, d’un objectif. Il est question de faire appel à quelque chose de commun qui transcende la situation de déséquilibre de pouvoir et qui puisse faire office de tiers.

Si un individu ne peut pas questionner un abus de pouvoir ou dire que « ça ne va pas » pour lui dans une structure, alors cet individu est en danger.

Dépasser la situation interpersonnelle

Prenons l’exemple d’un participant qui « bloque » une formation ou une session de travail. Celui-ci est minoritaire par rapport au groupe et n’a pas le même « statut » que le formateur ou l’intervenant.

La réflexion précédente (appel à un tiers, intervention du « n+1 ») implique que le chef de cet individu est responsable de créer un espace sécurisé d’apprentissage de la posture de chacun.

Cet espace doit permettre à chacun d’apprendre de la situation, tant pour le participant qui « bloque » la situation, que pour l’intervenant qui est « bloqué » ou encore pour les collègues qui assistent à ce blocage sans agir (et qui le perçoivent certainement).

Nous pouvons ajouter que tant le formateur ou intervenant dans la situation que la personne qui la bloque ont besoin d’aide. La situation est inconfortable pour chacun d’entre eux.

La manifestation même de la situation contient des jugements sur les individus. « Celui-qui-bloque » et « celui-qui-est-bloqué » ne sont pas que cela, mais sont dans des comportements ou des rôles que la structure devrait faire évoluer. Il s’agit d’être attentif à dépasser ces jugements.

Le chef de ce département ou de cette équipe (ou encore le commanditaire de l’intervention) a un rôle à jouer. Faut-il commencer par les individus ou la structure (système) ? Comme nous l’avons précédemment évoqué, nous pensons qu’il est judicieux d’aborder les deux conjointement si c’est possible.

Si cela ne l’était pas, il y a quand même un intérêt majeur à poser très clairement que les deux espaces sont coresponsables de l’évolution de la situation.

En effet, demander aux individus (« victime » ou « bourreau ») de prendre seulement sur elles toute la responsabilité du redressement de la relation apparait injuste. Elles ont assurément un bout du chemin à faire, mais pas exclusivement. Elles vivent dans un système qui tente de s’équilibrer.

De même, demander à la structure de soutenir des individus qui ne prennent aucune responsabilité apparait tout autant injuste et voué à l’échec.

Poser cela, même si l’une des parties ne fait pas son job, permet aux parties désireuses de progresser, de ne faire que leur part du boulot et de s’arrêter là où la responsabilité de l’autre est en jeu. Chacun devient 100% responsable de son bout de la situation, mais pas 100% responsable de la situation elle-même.

Il s’agit donc de reconnaitre la part de responsabilité de chacun (victime, bourreau, structure) et de clarifier le mandat de l’intervenant : quelle demande ou quel constat est fait au formateur ou à l’intervenant, dans la formation ou la session de travail ?

Le développement d’un espace sociocratique

Respect du principe d’équivalence de chaque membre

Il ne peut y avoir de disproportion dans la sociocratie. C’est bien la difficulté du régime majoritaire en démocratie, qui écrase 49% de la population parce que 51% se sent structurellement légitime de les écraser… c’est la loi. Ne parlons pas de la légitimité de 95% contre 5%, qui nie totalement l’importance de la diversité et des minorités…

> Cf. entre autres Charest, G. La Démocratie se meurt, vive la sociocratie, Centro Esserci, 2007.

En sociocratie, il s’agit de développer un « espace sécurisé », un « cercle » qui permet de prendre des décisions, de traiter des problèmes et des objections, selon un principe d’équivalence entre chaque membre.

Cette approche peut effrayer, dans la mesure où la croyance que les conflits se résolvent par la lutte est fort ancrée dans nos fonctionnements quotidiens. Il est difficile de « lâcher » et de « distribuer » du pouvoir.

Le « cercle » en sociocratie désigne un groupe de personne dans une organisation qui se place dans une configuration spécifique différente du mode action. On pourrait le résumer en l’assimilant à un mode « réflexion/décision » à l’opposé du mode « action ». Les différents cercles permettent de mettre à plat les problèmes, les difficultés, les décisions à prendre, les rôles de chacun, etc.

En sociocratie, chaque membre d’une organisation (association, entreprise…) fait partie d’un cercle.

Ce dernier est défini par la tâche que l’organisation assigne à un groupe d’individu, par exemple : les cuisiniers d’un hôpital. Le chef de cuisine et les cuisiniers forment ensemble un des cercles de l’hôpital, à côté du cercle des infirmiers, du cercle des médecins, du cercle des techniciens… chaque groupe ayant son cercle. Dans d’autres structures, on aura le cercle du secrétariat, le cercle de la communication, etc.

C’est donc dans ce cercle que le travail entre un « bourreau » et une « victime » devrait se faire.

Ceci posé, cela ne suffit pas. Il faut également poser (ou rappeler) d’autres règles :

  • Le chef du cercle assume un rôle spécifique dans la structure – à ce titre (et à d’autres qui devraient être explicités), il est différent des cuisiniers dans l’exécution des tâches assignées à cette équipe. Il donne des ordres aux cuisiniers pour assurer la réalisation des repas dans les conditions prévues par les médecins, diététiciens… Ceci posé, il dirige l’exécution des tâches (mode action).
  • Toutefois, son pouvoir s’arrête là.
  • La règle à poser ensuite est l’équivalence du chef (même valeur) pour les prises de décisions qui ont trait à la vie de l’équipe (mode réflexion / décision). Il est une femme/un homme comme les autres cuisiniers. C’est ensemble qu’ils définissent leurs règles de fonctionnement en cuisine. La voix de chacun est équivalente dans une prise de décision qui se déroule sans objection. C’est dans cet espace que le « bourreau » et la « victime » sont invitées librement et ouvertement à quitter leurs positions et les autres membres à contribuer au développement de chacun et de l’ensemble.

C’est dans cet espace que le « bourreau », la « victime » ou les « témoins » pourraient poser leurs difficultés et inviter les autres membres à jouer leurs rôles. C’est également là que le véritable esprit d’équipe (membre équivalent), l’initiative, la créativité… la vie peut prendre place. C’est enfin dans cet espace que la liberté peut prendre toute sa place puisqu’elle se complète naturellement de son corolaire qui est la responsabilité.

Dans des schémas d’organisation plus « traditionnels », si le chef décide de tout, il reste toujours « plus » responsable que les autres. « Plus » dans les échecs et « plus » dans les réussites. Ce faisant, le chef dépouille les membres de leurs responsabilités en cas d’échec, mais aussi en cas de réussite. En l’occurrence, c’est le système qui donne le pouvoir au chef qui est mauvais, et non (seulement) le chef lui-même. S’il veut être un véritable chef, il doit « simplement » disposer d’un petit pas d’avance sur les membres de son équipe. Il doit accepter d’endosser la noblesse de son rôle, accepter qu’il est le responsable de l’exécution et qu’il ne peut pas tout résoudre par lui-même par ailleurs. Il doit aussi avoir un petit pas de conscience en avance sur les autres.

En somme, il doit créer ce lieu d’équivalence et y prendre pleinement sa place. Il régule le pouvoir, le distribue, et non en abuse.

Ce faisant, il assume pleinement sa fonction dans toute sa noblesse et son humilité. Il contribue à développer autour de lui des membres libres et responsables.

Il va sans dire que ces chefs eux-mêmes ont besoin d’aide et qu’ils doivent eux-mêmes disposer d’un cercle spécifique afin de s’entraider. C’est dans ce cadre qu’un conseil d’administration éclairé et disposé à œuvrer dans ce sens assume la double responsabilité de pérennité de l’organisation et soutien au « chef des chefs ».

Prolongement : face à un système générateur de disproportions…

En trame de fond des réflexions qui précèdent, nous émettons l’hypothèse que le pouvoir et par conséquent les disproportions de pouvoirs sont générés par des systèmes symboliques.

La domination d’un individu ou d’un ensemble d’individus sur d’autres fonctionne dans la mesure où ces derniers sont « aliénés », se pensent « impuissants » au sein du système. Le système tire sa force du fait que les opprimés ou minorités le sont à leur insu ou qu’ils n’envisagent pas qu’il puisse en être autrement. Certains vivent peut-être même dans le leurre qu’ils ont du pouvoir (par leur statut honorifique, leur « grade », leur place hiérarchique…) alors qu’ils sont aussi extrêmement contraints par le système pour lequel ils opèrent…

En somme, qu’il s’agisse de la conscientisation et de la modification des perceptions, du recours à un tiers afin d’aplanir les disproportions ou encore d’un processus permettant un partage plus équilibré des responsabilités, nous pensons que toutes ces réflexions et pistes ont du sens à un niveau social plus large que celui des seules organisations. Autrement dit, cela interroge toute la conception du pouvoir et de l’émancipation à un niveau institutionnel.

En aval : pouvoir « rebondir » et retrouver la force d’agir

Dans les développements ci-dessus, nous avons exploré l’idée selon laquelle un individu ne se résume pas à un statut, à un rôle, à une place. L’individu ne se confond pas à son travail, à son « identité » de travailleur (dominé).

Cela rejoint la thèse de Sartre pour qui « l’existence précède l’essence », c’est-à-dire que nous ne sommes jamais une « chose » définie pour toujours, mais que nous pouvons nous définir au fur et à mesure de nos actes. Pour Sartre, nous nous réifions quand nous nous réduisons à un emploi, à un rôle, à un statut… Il y a d’ailleurs tellement d’autres dimensions de la vie.

> Cf. Sartre, J.-P., L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1943 et L’existentialisme est un humanisme, Paris : Nagel, 1946.

Un des enseignements de cette posture philosophique est qu’après avoir « subi » une relation de pouvoir néfaste, une personne peut toujours se percevoir en tant que « victime », « objet de pouvoir », « personne-impuissante ». L’individu peut culpabiliser et attribuer la relation de domination à des causes internes, comme si elle était intrinsèquement « dominable ». Ceci ne permet pas d’avancer, de se reconstruire.

Au contraire, la personne peut tâcher – une fois encore – de prendre conscience des nombreux domaines dans lesquels elle a du choix, où elle peut prendre des responsabilités, ou encore dans lesquels elle est compétente, au travail ou en-dehors (dans la famille, entre amis, dans des projets…). Il s’agit de récupérer une vision de soi « ouverte », qui se réapproprie son existence (et donc les choix à venir).

Sources

Charest, G. La Démocratie se meurt, vive la sociocratie, Centro Esserci, 2007.

Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix, Dossier : le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Crozier, M., Friedberg, E., L’Acteur et le système, Paris : Editions du Seuil, 1981 (1977).

Hegel, G. W. F., La phénoménologie de l’esprit, 1807.

La Boétie, E., Discours de la servitude volontaire, 1576.

Rosenberg, M., Les mots sont des fenêtres (ou des murs) : Introduction à la communication nonviolente, Ed. Jouvence, 1999.

Sartre, J.-P., L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1943.

  • L’existentialisme est un humanisme, Paris : Nagel, 1946.
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La résistance au changement

Une approche par les préoccupations

Quelle(s) piste(s) pour l’accompagnateur du changement ? Comment l’accompagner en douceur, vers un nouvel équilibre, plus satisfaisant ?

Dossier de fond relatif à la résistance au changement (principalement en contexte professionnel). Ce document a été produit par un Groupe de Travail du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2016.

Membres du Conseil académique ayant contribué à la note : Isabelle Brouillard, Christian Vanhenten, , Yves Honorez, Christian Bokiau, Erika Benkö, Christelle Lacour, Pierre Biélande, Etienne Chomé, François Bazier, Jean-Luc Gilson, Paul-Henri Content, Solenne Thiry, Jean Lerminiaux.

Plan du dossier

  • Quelques mots sur l’homéostasie
  • Le sens du changement : pour quoi changer ?
  • Le processus de changement : comment changer ?
  • Sources
  • Prolongement : le cas d’un individu qui freine un groupe (en situation de formation, par exemple)

La résistance au changement peut se manifester sous différentes formes et en fonction de causes multiples. Elle est souvent accompagnée d’une peur : « je n’y arriverai pas, je n’oserai pas ».

Cela se manifeste de différentes manières. Prenons l’exemple d’un individu qui a l’impression (peut-être justifiée) qu’il a « tout » fait, tout essayé, qu’il a de l’expérience et n’a probablement rien à apprendre de la formation (peut aller jusqu’à remettre en cause la légitimité du formateur). A chaque proposition de solution, il démonte ou déclare qu’il n’y croit plus…

Autre exemple : quelqu’un qui vient en formation dans une démarche déclarée de changement, mais qui semble s’auto saboter, se mettre des freins… Diverses stratégies (probablement inconscientes) sont observables pour au final ne pas « prendre » les outils proposés : dérision/blagues, se mettre en impuissance, etc.

Un autre exemple peut se situer dans les difficultés à changer ses habitudes, dans la peur d’être jugé(e) par autrui, par son entourage, face à un changement de comportement, etc.

Au niveau vital, aussi, le changement peut être perçu comme un danger. Pour survivre, un être vivant doit maintenir ses paramètres vitaux à l’identique (homéostasie). Si une personne entre dans une pièce chauffée à 50°c, elle a intérêt à en sortir pour ramener ses paramètres initiaux, ramener son système à l’équilibre.

Si la peur de changer est supérieure à l’objectif de changer, alors il y a résistance.

Equilibre du système (situation insatisfaisante) -> Changement (processus) -> Nouvel équilibre du système, plus satisfaisant
Avantages à ne pas changer

Désavantages (problèmes dans la situation)

Contexte propice ou non au changement (cadre sécurisant ou pas)

Préoccupations (motivations, plaisir à changer ou à ne pas changer)

Obstacles, freins au changement

Dont peurs du changement (représentations anxieuses)

Formulation d’objections constructives

Objectifs, représentation de ce que l’on voudrait

Fig. Dimensions du changement

Quelques mots sur l’homéostasie

Dans la nature, l’homéostasie consiste à maintenir un équilibre dans le système. L’homéostasie implique une adaptation à plusieurs niveaux par rapport au contexte : biologique (par exemple, lorsqu’un individu rentre dans une pièce trop chaude, sa température interne se modifie), mais aussi relationnelle. L’homéostasie est une propriété de tout système qui cherche à se maintenir dans un certain équilibre. Cette homéostasie peut être insatisfaisante : ainsi en est-il de l’employé qui sourit à son employeur malgré une situation de harcèlement, par exemple. L’employé adopte un comportement pour maintenir sa place dans le système. Il s’agit donc d’imaginer un nouvel équilibre souhaitable.

Le sens du changement : pour quoi changer ?

Sens du changement (Pour quoi changer ?) Processus du changement (Comment changer ?) Contenu du changement (Quoi changer ?)

Fig. Sens, processus et contenu du changement

Une erreur suscitant des freins au changement consiste à se focaliser sur les contenus du changement, c’est-à-dire sur des objectifs spécifiques qui ne sont pas nécessairement partagés.

Les personnes qui veulent changer dans cette direction sont alors dans une posture où elles veulent convaincre les autres. Or, le sens du changement (le « pour quoi ») n’est peut-être pas perçu : quelle pertinence y a-t-il à changer ? Qu’est-ce qui peut nous rassembler autour d’un changement ? Qu’est-ce qui nous préoccupe, et à quoi nous voudrions remédier ? Quelles sont nos motivations ?

Changer Ne pas changer
Avantages Avantages
Inconvénients Inconvénients

Fig. Avantages et inconvénients à changer ou non

Prendre conscience des avantages à changer

Recueillir l’info : les « signaux faibles »

> Cf. Philippe Cahen, Signaux Faibles, mode d’emploi, Paris : Eyrolles, 2010.

Les « signaux faibles » sont des informations partielles fournies par l’environnement. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit d’éléments qui peuvent être interprétés comme des indices que le changement est souhaitable. Il est intéressant de recueillir l’ensemble des perceptions des acteurs d’un environnement, en leur demandant par exemple ce qu’ils perçoivent en-dehors de leur organisation et qu’ils souhaiteraient voir se réaliser là où ils travaillent. Un employé ou un cadre qui participe à des réunions de fédération ou qui collabore avec d’autres entreprises, par exemple, peut ramener un ensemble de signaux faibles. Il s’agit d’une forme d’éveil à l’environnement qui permet d’évoluer, de s’adapter.

Définir des indicateurs du changement

Comme nous l’avons sous-entendu ci-dessus, avant d’envisager un changement, il est intéressant de s’interroger sur sa pertinence, sur le sens du changement. Y a-t-il une situation insatisfaisante ? Qu’est-ce qui la caractérise ? Comment est-elle perçue ? Quelle est la perception du changement ?

Si celui-ci est souhaitable, il importe de définir des indicateurs pour le changement à amorcer : vers quoi voulons-nous aller ? Quels éléments nous permettront de déterminer si nous sommes arrivés à destination ? Cela permet de travailler sur les motivations des acteurs, par ailleurs.

Prendre conscience des désavantages à ne pas changer

Face à une situation inconfortable ou un problème : exacerber le ressenti insupportable de la situation à changer

Face à une personne qui déclare vouloir changer mais qui semble freiner le processus, il peut être judicieux de construire avec elle l’image d’un futur insupportable dans une situation qui ne change pas et empire. Par exemple, avec une personne qui aurait des problèmes de couple graves, qui subirait des violences conjugales, il s’agit de projeter la personne dans le futur de cette situation, afin d’acter qu’elle est d’ores et déjà invivable. Cela permettra de maximiser le contraste avec d’autres futurs possibles. Cette étape permet aussi d’identifier les problèmes.

> Pour ce faire, cf. notamment l’outil « Change Journey », présenté dans la revue n’GO n°17 (Echos Communication, 2014), pp. 31-35.

Prendre conscience des avantages à ne pas changer

Toute situation comporte des avantages et des inconvénients, même les situations les plus atroces.

Lorsque je suis malade ou que je traverse des choses difficiles, mes proches s’occupent de moi, m’accordent de l’attention, etc. Partager sa vie avec quelqu’un de nuisible comporte l’avantage de ne pas être seul(e). Exécuter un travail dans lequel il y a du harcèlement moral me permet d’avoir un salaire plutôt que d’être au chômage. Un changement dans une structure peut représenter une perte d’avantages « territoriaux ».

Parfois, ces avantages ne sont pas « socialement acceptables » : cela ne se fait pas de dire que l’on reste dans une situation nuisible parce que l’on y trouve aussi un certain confort matériel, par exemple. Du coup, cela crée une dissonance cognitive.

Dans certains cas, ceux qui résistent sont ceux qui tirent profit de certains dysfonctionnements ou d’une iniquité du système.

Un des enjeux consiste à résoudre cette dissonance, et donc à admettre sans jugement qu’un des freins au changement se situe dans le fait que l’individu tire aussi des avantages dans sa situation. Ne pas changer remplit des fonctions utiles pour le système ou certains de ses membres. Parfois, cette expérience peut permettre à l’individu d’assumer pleinement, sereinement et consciemment (plutôt que par la plainte, par exemple), son choix de ne pas changer au final.

Prendre conscience des désavantages à changer

Il est intéressant d’acter qu’il y a des désavantages à changer, soit perçus, soit réels. Par défaut, un changement est plutôt perçu comme une menace, un danger. Cela génère des peurs. Il se peut néanmoins qu’il s’agisse d’anticipations irrationnelles.

Le travail consiste à faire un état des lieux des peurs et de ce qui les fonde (ou non) dans les faits, en termes de préoccupations (cf. infra) : comment maximiser les avantages du changement en diminuant les désavantages à changer, en ne « perdant » pas ce qui nous satisfait ?

Face aux représentations anxieuses, imaginer (autrement) le changement

Faire imaginer le changement, le faire vivre par procuration : « si tu changes, que se passera-t-il ? ». La personne anxieuse face au changement a une représentation mentale telle que le changement implique une catastrophe. L’idée est de travailler avec elle sur une image où elle ne change pas (se sent-elle bien ?), puis sur différentes images de la situation « changée », et principalement sur des images positives.

Cela permet d’une part de confronter la personne à son image anxieuse (ce qui pourrait arriver n’est peut-être pas si catastrophique que cela) et d’autre part de sortir de la pensée anxieuse automatique en ouvrant à d’autres représentations. La personne peut dès lors envisager des issues positives au changement. Cela rejoint la méthode dite de « rationalisation » en thérapies cognitives et comportementales.

> A ce sujet, lire par exemple Jean Cottraux, Les thérapies comportementales et cognitives, 5e édition, Masson, 2011.

« La technique de la fée bleue »

Un pas plus loin consiste à faire émerger la représentation idéale de la personne : « dis-moi, montre-moi, fais-moi vivre ce que tu voudrais qui soit. Comment serait la situation si cela se passait ? ». La personne met à distance sa peur et c’est elle-même qui construit une image. Il s’agit pour l’intervenant (coach, formateur…) d’adopter une posture humble : « je ne connais rien, guide-moi, montre-moi ». On peut aller jusqu’à faire imaginer des éléments très concrets, des objets, afin d’ancrer la représentation.

Une technique pour susciter des représentations positives consiste à « décadrer » les représentations : « imagine que je suis une fée bleue avec une baguette magique, et d’un coup, je fais disparaître ce qui te freine. Que reste-t-il ? Comment se passe la situation si la fée casse toutes les objections ? ». C’est une manière d’évaluer les freins et la situation changée.

Des tactiques pour mettre à distance face aux représentations anxieuses

Si la personne a trop peur d’imaginer l’avenir « changé », on peut utiliser des tactiques détournées afin de la mettre à distance. Comme avec une personne qui aurait peur d’une araignée, je peux tâcher de la mettre à distance dans l’image (jouer sur la sensation d’éloignement, faire varier virtuellement des éléments comme la luminosité, l’espace, les couleurs…), puis la rapprocher progressivement de sa peur. Lorsque l’araignée est à dix mètres, la personne n’a plus peur. Et à neuf mètres ? Et à huit ?

Une autre stratégie est la suivante : plutôt que de demander à la personne de s’imaginer dans la situation, je lui demande de me la faire imaginer, et je demande les détails. Il y a encore un travail de mise à distance « virtuelle » avec l’image anxiogène.

Il s’agit d’amorcer le changement par le ressenti de la personne. Si elle ressent biologiquement parlant le changement, cela la met déjà en mouvement.

Dans le « remplissage » de cette grille, il s’agit de pousser l’exercice pour identifier les avantages et inconvénients « profonds » d’une situation. Il convient d’aller au-delà des premières idées qui viennent, jusqu’au moment où cela cale vraiment.

Il s’agit d’identifier clairement ce que l’on veut changer et les conditions de ce changement.

Le processus de changement : comment changer ?

Autoriser les personnes à vivre leurs peurs

Comme nous l’avons expliqué précédemment, à la base de ce qui est perçu comme une résistance, il y a des préoccupations. Le sens (« pour quoi ») du changement n’est pas perçu : « en quoi est-ce utile de changer ? Qu’ai-je à gagner ? Qu’ai-je à perdre ? »

Une personne peut culpabiliser ou avoir peur de ses propres peurs. Cela implique pour l’accompagnateur de créer un espace sécurisé sans jugement par rapport à ces peurs, et donc d’être dans une forme de bienveillance empathique avec l’individu : « Si l’individu ne veut pas changer, c’est qu’il a d’excellentes raisons de ne pas le faire ». Il doit y avoir une acceptation inconditionnelle de ce qu’amène la personne accompagnée. Cela implique une posture d’écoute.

De plus, la peur par rapport à l’inconnu est un processus normal. Chacun est « préoccupé » dans une certaine mesure, en fonction de ses besoins vitaux ou de sa place dans le système.

Ensuite, il s’agit d’identifier les croyances qui sous-tendent les peurs. Que craint la personne de rencontrer de mauvais ? Que craint-elle de perdre de bon ?

L’idée est d’aller questionner les histoires que la personne se raconte à elle-même, en allant voir en quelque sorte « l’enfant intérieur » de cette personne. Il s’agit d’identifier les peurs (de les explorer, de les accueillir) et donc d’être dans un cadre de confiance, puis ensuite de distinguer les croyances qui les sous-tendent. Après seulement, on interroge la raison d’être de ces croyances : reposent-elles sur des faits ou sont-elles fantasmatiques ? Dans quelle mesure ces croyances sont-elles utiles (ou « limitantes ») dans nos choix ? Est-il possible d’adopter d’autres croyances qui nous permettront d’autres choix ?

> Par rapport aux peurs des managers et à leur prise en charge, notamment, cf. Conseil académique en gestion des conflits et en éducation à la paix, Le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016. Il existe des réseaux de patrons qui travaillent sur leurs peurs, par exemple : http://www.lab-rh.com/lab-revh/

Dossier : le management émotionnel

Créer un esprit collectif et travailler la motivation

Il est important de collectiviser les peurs et ce qui ne va pas bien, mais aussi les joies et les réussites… L’homéostasie du groupe n’est pas l’homéostasie individuelle. De plus, chacun des membres peut avoir des peurs liées à ce qu’il se représente comme son « territoire », sa « zone de confort ». Créer des espaces qui permettent non seulement de partager les peurs et les critiques, mais aussi les réussites collectives et les joies permet de créer un esprit collectif plus fort et de diminuer les craintes. Il s’agit de rassurer chacun quant à sa place dans la collectivité.

Le travail sur les réussites et les bonnes nouvelles est un aspect négligé de certaines méthodes de gestion. Bien que cela soit a priori le plus agréable, cela ne va pas de soi. Il faut casser le paradigme selon lequel c’est normal de « faire son job correctement », comme si tout ce qui allait bien coulait de source.

Or, ce travail sur le long terme permet un terreau fertile pour développer la confiance pour se dire aussi ce qui ne fonctionne pas. Cela permet aussi de la reconnaissance mutuelle. Beaucoup d’attention et d’énergie sont consacrées à ce qui va « mal ». A un moteur « négatif » du changement (les inconforts, auxquels se heurtent les peurs de changer), on appose un moteur « positif », axé sur les motivations.

> A ce sujet, cf. notamment Kourilsky, F., Du désir au plaisir de changer, 1999.

Le fait qu’il y ait un minimum de gens qui partagent une volonté positive (une motivation) de changement ou d’amélioration, qui aspire à « bouger », nous semble être une condition importante du changement.

Le plaisir est un moteur de changement et de conditionnement avéré. Une étude récente montre que les patients atteints d’anorexie activent le striatum ventral (zone reliée à la récompense et à l’addiction) lorsqu’ils visionnent des images de silhouettes maigres. Or les peurs et phobies activent une autre zone, l’amygdale. Philip Gorwood a objectivé ces résultats dans Translational Psychiatry en juin 2016, après avoir mesuré le taux de sudation de malades face à des images de maigreur. Ceux-ci manifestent une forme d’émotion positive alors que les sujets sains n’ont pas de réaction particulière. « La peur de grossir est un critère caduque » conclut-il. Les comportements dits inadaptés semblent donc bien liés à des plaisirs biologiques.

> Cf. Charles, F., « Nouvelles Somatopsychiques du monde scientifique ». Lire également « L’anorexie : plaisir de maigrir plutôt que peur de grossir » (Inserm).

Ces considérations, en apparence éloignées de notre thématique, nous poussent à souligner l’importance de travailler sur la perception du plaisir et non seulement sur les « freins » par rapport à une situation insatisfaisante. Lorsqu’une personne décide de changer, ou au contraire éprouve des difficultés à sortir d’une situation qui lui cause de la souffrance – y compris pathologique, prendre conscience de ce qui lui procure ou non du plaisir dans la situation actuelle ou imagée est un postulat de travail très fécond.

Mettre dans une posture d’acteur par rapport au changement

Les personnes ne sont pas toujours en demande active de changement. Un participant à une formation ou à un coaching en développement personnel est parfois en « attente » de solutions toutes faites. Dans cette posture, elle ne se visualise pas toujours en train de les mettre en actes, et peut plutôt se référer à ce qui pose problème dans sa situation. Une méthodologie consiste à faire travailler les individus sur leurs « défis », leurs « questions », ce qui les mobilise, ce sur quoi ils souhaitent travailler, plutôt que sur leurs « attentes » (qui supposent une posture plus passive).

Le changement implique un processus volontaire. Parfois, le commanditaire d’une intervention (formation, supervision d’équipe, etc.) pense que les personnes dont elle a la charge souhaitent changer, or ce n’est pas toujours le cas, du moins pas dans la direction impulsée. Le fait que les individus soient « preneurs » ou non d’au moins amorcer un processus de changement est primordial dans cette optique. Un postulat est que plus les acteurs sont impliqués dans le changement, moins il y aura de blocage. Cela implique de bien diagnostiquer les demandes d’intervention visant à accompagner le changement.

D’une manière générale, nous soulignons la pertinence de créer des contextes propices à un changement constructif. Nous rappelons à ce titre qu’il est possible de travailler à la fois sur trois dimensions, sur base des travaux d’Etienne Chomé :

  • Le cadre de droit, garant d’une équité, d’une justice, d’une liberté des individus
  • La communication vraie, bienveillante, accompagnant le processus d’expression et d’accueil des peurs, des ressentis, des émotions, des préoccupations…
  • La négociation efficace, afin de trouver des solutions « gagnant – gagnant », permettant de maximiser les gains des parties

Se représenter le processus du changement

« Le changement, c’est comme la traversée d’une rivière ». Il y a plusieurs étapes dans le processus de changement. D’abord, cela implique de profiter de la rive où l’on est, de l’observer. On ne voit pas toujours ce qui nous attend sur la rive en face. Il faut commencer par mettre un pied dans l’eau. Plus on avance, plus des craintes et questions peuvent émerger : lorsqu’une personne est au milieu de la rivière et qu’elle ne voit toujours pas l’autre rive, elle peut paniquer, se demander le sens que ça a, vouloir faire demi-tour. Ensuite, on voit ce qu’il y a en face…

Cette métaphore illustre le fait qu’un changement, surtout au niveau collectif, n’est pas instantané et que les individus ne sont pas toujours tous au même stade de changement les uns que les autres. Il peut être judicieux de passer par cette métaphore avec un groupe, et de leur faire vivre les différentes étapes en différents sous-groupes. Les individus sont en général preneurs et cela leur permet de verbaliser certaines choses : « ici, il fait froid », « il y a beaucoup de courant », « je me sens poussé dans le dos alors que j’ai peur de la profondeur, donc je suis en colère »…

L’accompagnateur demande à chacun comment il se sent et ce qu’il pourrait faire pour se sentir mieux, ou de quoi il aurait besoin pour être rassuré ou continuer à avancer. Cela permet aussi de fournir un « langage commun » pour parler du changement et de ses étapes.

Prendre en compte les préoccupations des acteurs

On pourra dès lors se référer par exemple au modèle de Céline Bareil pour identifier différentes préoccupations par rapport au changement. Plutôt que de « résistances » au changement, Céline Bareil préfère parler de préoccupations. Ce sont des signaux qui permettent de situer un collectif par rapport aux différentes phases du changement. Tous les individus n’ont pas tous les mêmes préoccupations en même temps : au plus elles seront partagées, au plus l’équipe sera en phase. Il est néanmoins possible de travailler avec chacun en fonction de ses préoccupations à un moment t du processus.

> Cf. Céline Bareil et André Savoie, « Comprendre et mieux gérer les individus en situation de changement organisationnel », Gestion (vol. 24, n°3), 1999, pages 86 à 94.

Fig. Modèles des préoccupations (Fuller, 1969 – Hall, Georges et Rutherford, 1977 – Bareil, 2004)

Voir aussi le modèle de Kubler-Ross par rapport au deuil. Cf. Kübler-Ross, E., On Death and Dying, Routledge, 1969 et On Grief and Grieving: Finding the Meaning of Grief Through the Five Stages of Loss, Simon & Schuster Ltd, 2005.

Fig. The Kubler-Ross Change Curve

La métaphore de la rivière permet aussi de créer du sens et de raconter une histoire commune, à travers un langage commun, ce qui est important au sein d’une collectivité. Il s’agit de « faire culture commune » autour d’un vocabulaire partagé. Celui-ci pourra être utilisé par les acteurs concernés par le changement tout au long de sa mise en place. Les réunions d’équipes et les actes de management posés par le leader du groupe seront « illustrés » grâce à ce vocabulaire : « je suis au milieu de la rivière et je sens que le courant m’emporte, je ne m’en sors pas ! » ou « je ne distingue rien du paysage de l’autre rive, je ne comprends pas vers quoi je dois aller », etc.

Identifier les obstacles et les ressources

Une autre manière de parler des préoccupations consiste à identifier les représentations des motivations et des capacités de chacun. Quelles sont les ressources ? Quels sont les obstacles ?

Capacité Je peux Je ne peux pas Par rapport aux autres
Par rapport aux choses
Motivation Je veux Je ne veux pas Par rapport aux autres
Par rapport aux choses

Fig. Capacité – motivation

Des outils pour accompagner le changement

De nombreuses modélisations existent. Nous choisissons ici non pas de les présenter de manière exhaustive, mais de mettre l’accent sur leurs grands principes, points communs et éventuelles spécificités.

En partant de l’idée des préoccupations (Bareil, op. cit), nous pouvons travailler collectivement avec une équipe en procédant en une classification de ce qui entoure le problème et les changements potentiels :

  • Ce qui pose problème (perceptions des acteurs, représentations des gens)
  • Préoccupations, peurs, inquiétudes, objections
  • Solutions simplistes ou ayant échoué
  • Faits objectifs

Comme de nombreuses grilles visant à accompagner le changement collectif, ceci a plusieurs objectifs :

  • Développer un langage commun
  • Mettre à plat les représentations
  • Permettre d’exprimer les non-dits, les malentendus, les besoins
  • Permettre, in fine, une autorégulation, entre autres par la prise de conscience générée

Cela peut tout aussi bien fonctionner sur base de la grille des motivations et des capacités, ou encore via l’image du processus du changement sous forme de rivière à traverser. L’enjeu est de permettre à un collectif de s’exprimer, de reconnaître les peurs et les préoccupations, tout en relativisant les interprétations et les malentendus. Il s’agit aussi de pouvoir faire la part des choses entre les faits et ce qui fonctionne bien et les peurs ou freins exprimés.

Voici quelques outils et modèles, en vrac :

Identifier et formuler les objections au changement

Je « résiste au changement » si j’ai des objections… Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de résistance mais elle est objectivée et argumentée. Et que l’on peut éventuellement y trouver des solutions.

En sociocratie, au sein de chaque cercle, les membres sont équivalents et sont donc de ce fait à la fois libres et responsables des décisions qui les concernent directement.

> La notion de « cercle » en sociocratie est présentée dans la note du Conseil académique en gestion des conflits et en éducation à la paix, Situations dans laquelle la disproportion de pouvoir(s) est importante. Que faire pour créer les conditions d’une négociation authentique ?, Namur : Université de Paix asbl, 2017.

Chacun peut formuler des objections par rapport à un changement à mettre en place. Or, quand une personne formule son objection, il s’agit de l’argumenter, d’expliquer ce qui lui pose problème et qui l’empêche de consentir au projet. C’est un processus constructif : si je dis non, je dois assumer ce non. Cela permet aussi de diminuer les tensions relatives aux non-dits ou aux peurs. Parfois, le simple fait de pouvoir exprimer son point de vue par rapport à un changement peut apaiser les résistances.

Faire vivre du changement, expérimenter le mouvement

Une personne mandatée pour accompagner le changement d’une personne ou d’un groupe peut faire expérimenter des situations par cette personne ou ce groupe, physiquement parlant. Il s’agit de représenter la « scène » de manière virtuelle, de s’y déplacer, de la mettre en mouvement, et de voir ce que cela engendre ou procure : « quand tu fais cela, qu’obtiens-tu ? De quoi aurais-tu besoin ? Que pourrais-tu faire alors ? ». Par le mouvement, il s’agit aussi littéralement de « créer de la souplesse ». Qui dit « résistance » dit rigidité, effort. En créant une forme de détente au niveau corporel, l’individu est dans une posture plus propice à l’acceptation du changement.

Sources

Bareil, C., Savoie, A., « Comprendre et mieux gérer les individus en situation de changement organisationnel », Gestion (vol. 24, n°3), 1999, pages 86 à 94.

Cahen, P., Signaux Faibles, mode d’emploi, Paris : Eyrolles, 2010.

Charles, F., « Nouvelles Somatopsychiques du monde scientifique ».

Conseil académique en gestion des conflits et en éducation à la paix, Le management émotionnel, Namur : Université de Paix asbl, 2016.

Conseil académique en gestion des conflits et en éducation à la paix, Situations dans laquelle la disproportion de pouvoir(s) est importante. Que faire pour créer les conditions d’une négociation authentique ?, Namur : Université de Paix asbl, 2017 [lien à venir].

Cottraux, J., Les thérapies comportementales et cognitives, 5e édition, Masson, 2011.

Echos Communication, « Change Journey », n’GO n°14, 2013, pp. 29-34.

Echos Communication, « La roue du changement », n’GO n°17, 2014, pp. 31-35.

Echos Communication, « Les niveaux logiques », n’GO n°18, 2014, pp. 32-36.

Fondation Roi Baudouin, Méthodes participatives. Un guide pour l’utilisateur, Bruxelles : Fondation Roi Baudouin, 2006.

Kourilsky, F., Du désir au plaisir de changer, 1999.

Kübler-Ross, E., On Death and Dying, Routledge, 1969.

On Grief and Grieving: Finding the Meaning of Grief Through the Five Stages of Loss, Simon & Schuster Ltd, 2005.

« L’anorexie : plaisir de maigrir plutôt que peur de grossir » (Inserm).

Prolongement : le cas d’un individu qui freine le groupe

Donner le choix de rester ou de partir

En lien avec l’idée de développer une posture d’acteur face au changement (supra), on ne peut forcer une personne à changer contre sa volonté. Si un individu adopte une posture qui sabote les apprentissages ou l’avancée d’un groupe qui souhaite changer, alors il convient de lui donner le choix de partir ou de rester. Rien ne l’empêche. Il s’agit de verbaliser le choix et l’opposition. Le contrat tacite est que si l’individu reste, ce n’est pas pour faire du présentéisme ou bloquer le groupe. La personne qui choisit de rester ne le fait pas parce qu’elle a été obligée d’être là (ce qui peut être le cas lors de formations imposées au personnel par exemple) : cela change sa posture. Le fait de rester alors qu’on a le choix, c’est rentrer dans un processus volontaire et non plus subi.

Accueillir avec bienveillance une posture d’opposition

En lien avec l’idée d’autoriser une personne à vivre sa peur (supra), il s’agit de pouvoir fournir une écoute bienveillante y compris envers les individus qui se placent en opposition frontale avec les contenus ou les processus proposés. Si une personne soupire pendant une formation, je peux avoir de la compassion pour elle et comprendre par le corps (par son tonus), que cela doit être épuisant pour elle. L’empathie autorise la personne à ressentir ce qu’elle ressent, et peut par conséquent aussi lever des peurs.

Face à une contestation ostensible, il s’agit de postuler qu’elle est due à une frustration, à une préoccupation, ne serait-ce que de prendre sa place dans le groupe. Cela permet de relier les théories du besoin aux thérapies cognitives : même si l’agressivité peut prendre différentes formes, la « prise de pouvoir » grégaire est envisagée comme le résultat d’un besoin de certains individus, par rapport auquel ils « ne peuvent pas faire autrement », finalement.

D’autres résistances sont dues à des perceptions de la situation : le sens n’est pas perçu (« tout va bien pour moi, je ne devrais même pas être ici ») ou il y a des difficultés au changement (cf. préoccupations).

Certaines résistances ne sont pas orientées contre l’animateur ou le chef, mais témoignent de frustrations « extérieures » : à ce moment-là, la personne n’a juste pas envie d’être là. Elle est peut-être fatiguée, éreintée par son quotidien. Elle est préoccupée par autre chose.

Varier les registres et les rythmes

Parfois, une personne ou un groupe n’est pas preneur d’une activité ou d’un contenu pour des raisons indépendantes de la volonté de changer ou non. Passer d’un jeu de rôle à une mise en situation ou à une analyse ou à un exercice par le corps peut changer la dynamique du groupe et ancrer différemment des apprentissages.

Accepter que le groupe ne bouge pas

En tant que gestionnaire ou formateur, on peut avoir des objectifs personnels : « j’ai envie que mon groupe bouge ». Un formateur veut apprendre des choses à ses participants. Un manager pense à des solutions pour résoudre des soucis dans son équipe. Parfois, le groupe n’est simplement pas preneur, ici et maintenant. Une des pistes proposées consiste en un travail sur soi-même pour sortir de la posture de « celui ou celle qui veut convaincre ». Il s’agit de pouvoir se détacher de son programme, de ses objectifs, pour accueillir ce qui vient, ce qui émane du groupe, quitte à voir une résistance plutôt comme une opportunité pour le groupe, justement, d’avancer ensemble… Cela rejoint la logique martiale de l’aïkido, qui vise à accompagner le mouvement plutôt que d’aller à son encontre…

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[Vidéo] Gestion de conflits en entreprise

Bien conscient de l’importance de la gestion des tensions, de la gestion du stress ou encore du bien-être en situation professionnelle, le pôle Entreprise de l’Université de Paix propose des interventions sur mesure aux organisations et entreprises. Christelle Lacour et Florence Pire expliquent les actions de UP Entreprise sur le plateau de Canal et Compagnie, avec Corine Buron.

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UP Entreprise, ou comment gérer un conflit au niveau où il se situe ?

Avec son modèle théorique, Jacques Ardoino offre une classification qui permet d’agir au(x) niveau(x) où le conflit se situe, niveau(x) où les acteurs concernés ont du pouvoir d’action pour trouver des solutions adaptées et durables.

Par Christelle Lacour

Utilisation du modèle de Jacques Ardoino comme outil de diagnostic de dysfonctionnements en entreprise

Illustrons ce modèle avec un exemple : je me fâche sur ma chef qui me demande de travailler ce week-end.

Au niveau intrapersonnel (conflit intérieur), je suis partagé(e) entre le souhait de « bien travailler » et de répondre aux attentes de la chef d’une part, et d’autre part l’envie de passer du temps en famille.

Au niveau interpersonnel, je n’apprécie pas que ma chef exige que ce soit moi qui travaille ce week-end. C’est toujours à moi qu’elle demande en premier. J’ai l’impression qu’elle m’exploite.

Au niveau groupal, j’ai remplacé en partie la chef lorsqu’elle a été absente de manière prolongée. Depuis, les membres de mon équipe me demandent de gérer des problèmes de dernière minute, parfois à la place de la chef. Ma place dans le groupe a changé.

Au niveau organisationnel, il y a un nombre anormal d’absences prolongées avec certificats médicaux. Les personnes absentes ne sont ni remplacées, ni congédiées. Aucune question n’est posée en réunion autour des causes possibles de cet absentéisme. Rien n’est stipulé dans le règlement du travail, que tous n’ont d’ailleurs pas signé à leur engagement.

Au niveau institutionnel, la loi dit qu’une personne sous certificat ne peut être licenciée de son travail.

Il arrive que des problèmes qui se situent à un niveau se manifestent par des « symptômes » à d’autres niveaux. Ainsi, un conflit entre deux travailleurs peut trouver ses causes dans un niveau plus « structurel », lié à l’organisation des rôles et des tâches, par exemple. De même, une situation de burn-out peut parfois s’expliquer par des dynamiques de groupes insatisfaisantes pour certains travailleurs. Le modèle de Jacques Ardoino permet de diagnostiquer une situation et d’envisager différentes pistes de solutions en fonction des situations problématiques.

Et vous, si cette situation se produisait dans votre travail, à quel(s) niveau(x) vous semble-t-il qu’il serait le plus urgent d’agir ? Comment prioriseriez-vous les actions à entreprendre ?

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Management émotionnel (4) : conclusions et bibliographie

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Formation d’adultes » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

Plan du dossier

Conclusions

Après avoir examiné la pertinence du développement d’un pilotage d’équipe qui évite de faire l’impasse sur la dimension émotionnelle du quotidien, nous avons abordé plusieurs pistes pour développer un management émotionnel positif.

Nous avons vu que ceci suppose notamment un travail sur les peurs et méfiances du manager, en lien avec ses croyances « bloquantes ».

Nous avons également présenté les complémentarités d’une approche cognitive (liée aux pensées) et d’une approche comportementale (centrée sur les actions à mettre en place). En lien avec cela, nous avons envisagé des mises en situation permettant de clarifier les enjeux et d’expérimenter des attitudes, éventuellement inhabituelles, afin de rendre du pouvoir d’action et d’ouvrir au changement face à des situations éprouvées comme difficiles ou désagréables.

A travers une approche corporelle basée sur le dynamisme et l’alignement, nous avons approfondi des méthodes pour « décentrer » l’individu et lui permettre de retrouver du mouvement face à des équilibres dysfonctionnels.

Nous avons par ailleurs abordé la place des images mentales dans les prédispositions émotionnelles, et évoqué des pistes pour à la fois en prendre conscience, comprendre leur utilité, et retrouver de la liberté à leur égard.

Après cela, nous avons présenté comment la question des émotions pouvait s’articuler avec les notions de cadre de droit et de négociation efficace.

Enfin, dans le prolongement de ces considérations, nous avons évoqué des dispositifs cadrés visant à favoriser une gestion commune des problèmes, soit en permettant l’expression et la résolution de « nœuds » relationnels ou organisationnels dans des espaces formalisés, soit à travers des procédures de prise de décision collective.

Bibliographie

Monographies

Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1983.

Ardoino, J., Propos actuels sur l’éducation. Contribution à l’éducation des adultes, Paris, Gauthier-Villars, 1965.

Cardon, A., Jeux pédagogiques et analyse transactionnelle, Paris : Eyrolles, 1981.

Cardon, A., Lenhardt, V., Nicolas, P., Mieux vivre avec l’analyse transactionnelle (2e édition), Paris : Eyrolles, 2004.

Chanlat, J.-F., « Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion d’intelligence émotionnelle », in Revue Travailler, Edition Martin Média, 2003/1 : http://www.cairn.info/revue-travailler-2003-1-page-113.htm

Deklerck, J., « Onveiligheid integraal aanpakken : de “preventiepiramide” », in Tijdschrift voor Veiligheid, 5 (3), 2006.

Depret, V., Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris : Seuil, 2002.

Voir aussi : http://www.vincianedespret.be/category/notes/

Fradin, J., Lefrançois, C., « Dominant ou dominé », in Cerveau & Psycho no 20, 2007, pp. 36-41. Voir aussi http://www.neurocognitivisme.fr/fr/notreapproche/index.php?doc_id=254

Fossion, G., « Analyse de l’impact de l’activité langagière d’un formateur sur la dynamique d’apprentissage, la dynamique motivationnelle et la dynamique identitaire des apprenants », in Colloque International : L’activité en débat, Lille : Université de Lille 1 et Lille 3, du 14 janvier 2015 au 16 janvier 2015 : http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/185369

(Avec Faulx, D.), « Comment la participation à une recherche contribue au développement professionnel : le cas des exemples à l’Université », in Recherches Qualitatives, Québec : Association pour la Recherche Qualitative, 2015 : http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/184052

Gueuze, F., « L’entreprise libérée, entre communication et imposture », Parlons RH, 2015 : http://www.parlonsrh.com/entreprise-liberee-entre-communication-et-imposture/

Goleman, D., L’Intelligence émotionnelle : Comment transformer ses émotions en intelligence. Paris : Robert Laffont, 1997.

  • L’intelligence émotionnelle au travail, Paris : Village mondial, 2005.

Institut de Recherche sur le Stress (IRS), « Le stress dans le monde du travail », in Le travail dans le monde, IRS, 1993 : http://www.gestiondustress.net/index.php?o=14&m=5

Jarrosson, B., Lenhardt, V., Martin, B., Oser la confiance. Propos sur l’engagement des dirigeants, Paris : Insep Editions, 1996.

Laloux, F., Reinventing organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diatineo, 2015.

Lenhardt, V., Au cœur de la relation d’aide. Réflexion sur des fondamentaux de la thérapie et du coaching, Paris : InterEditions, 2013.

Mac Lean, P., Les trois cerveaux de l’homme, Paris : Robert Laffont, 1970.

Maxwell, J., Les 21 lois irréfutables du leadership : suivez-les et les autres vous suivront, Saint-Hubert (Québec) : Groupe International d’Édition et de Diffusion (GIED Editions), 2002.

Pirotton, G., Comprendre les réalités sociales, question de niveaux. Manuel de gestion pour cadres du non marchand, Liège, CPSE, 2003.

Sauder, L., L’énergie des émotions, comprendre les émotions pour mieux les utiliser en entreprise, Paris : Eyrolles, 2013.

Touraine, A., La production de la société, Paris : Seuil, 1973.

Towers Perrin, Towers Perrin 2002 Health Care Cost Survey : what consumers and employers are doing about the increases, USA : Towers Perrin, 2002 : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/15988951

Van Der Klink & al., « The benefits of interventions for work-related stress », in Am J Public Health, 2001, pp. 270–276 : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1446543/

Conférences (talks)

Getz, I., « Libérer l’entreprise », TEDx Saint Sauveur, 2013 : https://www.youtube.com/watch?v=9oZUMzQDaw8

Laloux, F., « Reinventing Organizations » en français, Bruxelles (Flagey), 2014 : https://www.youtube.com/watch?v=NZKqPoQiaDE

Lerminiaux, J., « Image mentale et développement de la maladie », Conférence donnée à la Sorbonne, le 30 juin 2007 : https://www.youtube.com/watch?v=SVhcodYhssA

Pierre, S., « Pourquoi je ne crois pas à l’entreprise libérée », TEDx Vaugirard Road, 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=7PmmhzljJdw

Recommandations et textes légaux

Commission des communautés européennes, Livre vert. Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles : CCE, 2001.

« Risques psychosociaux au travail », SPF Emploi, 2014 : http://www.emploi.belgique.be/defaultTab.aspx?id=564

En l’occurrence, le cadre légal est fixé notamment par :

L’Arrêté royal du 10 avril 2014 relatif à la prévention des risques psychosociaux au travail : http://www.emploi.belgique.be/WorkArea/DownloadAsset.aspx?id=41477

Plan du dossier

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Management émotionnel (3) : des approches (3)

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Formation d’adultes » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

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Des approches pour développer un management émotionnel efficace (3)

Vers une gestion partagée des tensions et des « nœuds » ?

L’émotion individuelle est parfois le symptôme de dysfonctionnements organisationnels. Dans une organisation, il existe ce que nous pourrions appeler le « troc organisationnel ». Il s’agit d’échanges plus ou moins formalisés de différentes natures : les travailleurs troquent des moyens, du temps, des informations ou encore de la reconnaissance. Chacun troque des choses en fonction de ce dont il a besoin pour sa fonction.

Chaque employé a une place dans ce système d’échange, de troc. Lorsque l’on passe d’un système de troc à un autre (c’est-à-dire lorsque l’on impulse un changement dans un contexte d’échange donné), il y a un processus de deuil à réaliser. Un système de troc peut générer des émotions agréables ou désagréables, et une rupture dans un tel système engendre elle aussi des émotions. Lorsqu’un individu est dépossédé d’un rôle, même s’il ne s’épanouit pas dans ce rôle, il y a potentiellement une perturbation et un accompagnement à prévoir. Il s’agit pour chacun de (re)trouver une place qui lui convienne.

Ces considérations invitent à considérer la (re)construction d’un tissu d’échanges propice à une gestion « saine » des émotions.

A ce titre, Pierre Hanon invite à changer les individus d’environnement. Lorsqu’un employeur et un employé se retrouvent par exemple en pleine mer avec des combinaisons de survie, le rapport de force peut souvent laisser place à des moments qui font sens, utiles pour engendrer de la confiance. La question du pilotage d’équipe est ici travaillée à travers des métaphores, des mises en situation et expérimentations.

Ce type de vécu qui « décadre » une situation peut également contribuer à mettre des mots sur des dysfonctionnements, en prenant distance par rapport aux situations problématiques.

Les entreprises libérées

L’« entreprise libérée » est un courant de pensée managériale, lancé de manière visible par Isaac Getz. On entend aussi souvent parler l’ex Leader de l’entreprise FAVI (France). Il y a aussi des entreprises dites « sans hiérarchie ». Dans les entreprises dites « libérées », la définition de la mission est redéfinie régulièrement par la base de l’entreprise. Paradoxalement, dans la pratique, si l’individu est libre, il va plus volontiers adhérer au projet collectif. L’idée est de « faire avec » les résistances individuelles, et non à l’encontre de celles-ci.

Ces courants postulent que les entreprises sont obligées de développer des formes d’« agilité » face aux changements voire les ruptures existantes et l’imprévisibilité du monde auquel elles sont confrontées. Cette agilité leur permet d’être davantage ajustée par rapport à leur environnement. Celles-ci sont invitées à se libérer des carcans générés par une hiérarchie trop conséquente, des systèmes de contrôle redondants, une administration complexe, des circuits décisionnels trop longs, etc.

Au-delà des compétences individuelles du manager par rapport à ses propres tendances émotionnelles, il s’agit aussi de ses capacités à partager ou non le pouvoir et les responsabilités, notamment en ce qui concerne les tensions en entreprise. Il s’agit également, pour chacun, de se positionner face à ce leadership partagé qui génère de nouvelles responsabilités qui pourraient faire apparaître des tensions et donc des émotions.

A ce titre, Isaac Getz [Getz, I., « Libérer l’entreprise », TEDx Saint Sauveur, 2013] et Frédéric Laloux [Laloux, F., « Reinventing Organizations » en français, Bruxelles (Flagey), 2014. Lire également Laloux, F., Reinventing organizations : Vers des communautés de travail inspirées, Diatineo, 2015, dans lequel il explicite des pratiques et procédures], entre autres, préconisent de créer des lieux pour discuter des tensions, des problèmes. Pour cela, les entreprises libérées mettent en place des procédures spécifiques et des pratiques spécifiques telles que prise de décision en autonomie, gestion d’activité en équipe autonome, évolution de la mission de l’entreprise sur base de l’expérience du terrain, circulation fluide de la reconnaissance, etc.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, il est important de nuancer les nouvelles méthodes autour des entreprises libérées pour que ce soit davantage qu’une nouvelle idéologie managériale destinée à garder une mainmise sur les employés.

Cf. notamment :

Recommandations

Développer des espaces de partage dans lesquels les individus peuvent à la fois prendre le temps de célébrer les joies et les réussites, et à la fois exprimer et résoudre les tensions et les problèmes.

Leadership partagé : holacratie et sociocratie

Ces formes de management constituent des espaces de régulation collectifs. Ce faisant, ils sont supposés conforter la confiance et le cadre propices à une communication saine et constructive autour des émotions.

Dans la sociocratie, le « patron » lâche la prise de décision et coordonne l’exécution. Chacun est responsable, le leadership est partagé sur les décisions où chacun peut avoir « sa » place. Les individus sont considérés comme équivalents lors des cercles de prise de décision. Par contre, ils ont des rôles différents lorsqu’il s’agit d’appliquer ou faire appliquer ces décisions. Autrement dit, au niveau de l’exécution, on reconnait la puissance de la hiérarchie, mais autour des décisions, chacun a sa place. Chacun peut par conséquent exprimer son opinion, mais également son ressenti, lorsqu’il argumente ou émet une objection, par exemple.

Le « chef » est alors le garant du « parler vrai », du processus de gouvernance et des relations au sein des cercles. Il assure le cadre. Dans ce moment de discussion, le manager se positionne comme une ressource. Chaque individu est unique donc équivalent, mais pas le même : on prend les décisions ensemble, mais après on est dans l’exécution. Les chefs sont responsables de l’exécution de ce qui a été décidé dans un groupe.

L’holacratie a été mise au point par Brian Robertson aux Etats-Unis. Avant de créer sa vision personnelle, il s’est formé à la sociocratie avec John Buck.

Il en a tiré plusieurs notions de base comme la notion de cercle, double lien, objection… mais il diffère sur un point fondamental. L’holacratie distingue la raison d’être (« superordonnante ») des personnes qui constituent l’organisation. Elle ajoute que le leader de l’organisation en est le gardien : il y a donc bien une personne qui a plus de pouvoir que les autres.  Celui qui est le « superordonnateur » détient donc un « super pouvoir » et décide pour les autres. Cela diffère profondément de l’équivalence et la liberté défendue par la sociocratie.

Pour Jean-Luc Gilson, les théories managériales qui ne confrontent pas la problématique de la liberté et du pouvoir peuvent rester des gadgets d’intelligence collective.  Ces derniers pullulent sur le marché, mais n’abordent pas toujours les vrais enjeux organisationnels : à quelles conditions suis-je prêt à coopérer dans une organisation ? Que ce soit un club, une famille, une association, une entreprise, une commune, un pays… A quelles conditions suis-je citoyen engagé, libre et responsable ? Selon notre vision, il n’y a que dans la reconnaissance explicite de la place et de la valeur de chacun (tous) que cela est possible, c’est-à-dire sans distinction entre le « superordonnateur » et le lambda.

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Management émotionnel (3) : des approches (2)

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Formation d’adultes » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

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Des approches pour développer un management émotionnel efficace (2)

Les enjeux

Une méthodologie pour mettre de la distance entre un individu et ses propres réactivités ou difficultés émotionnelles consiste à le mettre dans des situations plus ou moins fictives ou métaphoriques. L’idée de celles-ci consiste pour le participant à se demander « ce qu’il y a en jeu », les enjeux. Cette notion d’enjeu recouvre « ce qui est important » pour les acteurs ou dans la situation : des valeurs, des besoins, des objectifs, des relations de pouvoir…

Cette approche expérientielle peut permettre de clarifier des situations problématiques, mais aussi de tester des comportements et d’évaluer leurs impacts. L’intérêt pour les individus est de jauger comment ils réagissent, pour( )quoi ils le font, ce qui pourrait les aider à agir autrement, ce qui les en empêche, etc.

Nous retrouvons ici le double appel au cognitif (observer, comprendre, clarifier, identifier) et au comportemental (mise en place de comportements différents, test d’attitudes différentes, etc.).

L’ouvrage Jeux pédagogiques et analyse transactionnelle donne plusieurs autres exemples d’activités de ce type.

Cardon, A., Jeux pédagogiques et analyse transactionnelle, Paris : Eyrolles, 1981.

Un alignement « martial », bienveillant et dynamique

Christian Vanhenten propose quant à lui une approche dans laquelle les émotions s’inscrivent dans un alignement avec les pensées, les besoins et l’identité (« ce que je suis, qui je suis »). Dans une démarche corporelle, la personne est amenée à évaluer comment elle se sent, voir si elle se sent plus ou moins stable, plus ou moins droite. L’idée est de partir du corps pour aller vers le cognitif.

Pour agir sur des croyances « limitantes », par exemple, il est possible d’avoir recours à des recadrages de points de vue, c’est-à-dire à des reformulations qui poussent à voir la réalité autrement.

Par le langage – des mots et du corps, il s’agit de jouer sur la stabilité et l’orientation de la posture de la personne. L’idée est qu’une personne qui a un problème peut être dans une position stable par rapport à celui-ci. Le système est à l’équilibre, mais il est problématique. Dès lors, pour retrouver un nouvel équilibre, le système doit passer par une posture instable. Cette approche consiste notamment à insuffler – littéralement – le mouvement.

Recommandations

Une approche corporelle des émotions et de « l’équilibre »

Une approche corporelle permet de prendre distance avec une analyse purement mentale, parfois dysfonctionnelle. Le fait de passer par le ressenti de tout le corps et par des formes de « recadrage » de points de vue peut permettre de retrouver un équilibre de façon plus efficace.

Une approche en mouvement, dynamique, pour s’adapter au changement

Cette approche est également axée sur le mouvement et l’adaptation au changement. L’équilibre et la stabilité sont des notions centrales dans cette discipline. En travaillant sur leurs bases – leurs appuis – et leur mobilité (qu’il s’agisse des appuis du corps ou de l’esprit, et donc de l’identité et des besoins également), les individus peuvent retrouver plus de stabilité.

Les émotions et le cerveau

L’approche neurobiologique demeure une porte d’entrée intéressante pour comprendre le fonctionnement des êtres humains.

Paul D. Mac Lean distingue trois zones du cerveau [Mac Lean, P., Les trois cerveaux de l’homme, Paris : Robert Laffont, 1970] :

  • « Reptilien », « primitif »
  • Le système limbique (cerveau « mammifère »)
  • « Humain » : le néocortex (cerveau « humain »)

Selon cette thèse du cerveau « triunique », chacune de ces zones serait impliquée dans des comportements particuliers. Il s’agit d’un postulat comportementaliste.

Les comportements dits « reptiliens » sont de l’ordre de la fuite, du combat ou encore de l’inhibition de l’action (voire d’un état de sidération, forme aggravée de l’inhibition). Un reptile agit seul, pour sa propre survie.

Les comportements dits « mammifères » sont des comportements davantage liés à des émotions de base comme la peur, la colère, la tristesse ou la joie. C’est à ce niveau qu’il est possible de développer de l’empathie.

Enfin, les comportements dits proprement « humains » sont apparentés au calcul rationnel, à l’usage de la logique.

A la suite de ces travaux et des évolutions dans les connaissances en neurobiologie (entre autres grâce à l’imagerie par résonance magnétique),  Jacques Fradin et ses collègues (notamment au sein de l’Institut de NeuroCognitivisme) ont complexifié ce modèle en identifiant quatre zones dans le cerveau : le territoire reptilien (stress « primaire », s’exprimant à travers la colère, l’anxiété, le découragement – fuite, combat, inhibition), le territoire paléolimbique (agressivité de l’ordre de la domination, rapports de force, comportements grégaires), le territoire néolimbique (apprentissage et émotions) et enfin le cortex préfrontal (construction d’opinions, adaptation au changement, etc.).

> Cf. entre autres : Fradin, J., Lefrançois, C., « Dominant ou dominé », in Cerveau & Psycho no 20, 2007, pp. 36-41. Voir aussi http://www.neurocognitivisme.fr/fr/notreapproche/index.php?doc_id=254

Ces thèses sont aujourd’hui encore discutées au sein du corps scientifique, afin d’être améliorées et nuancées (notamment en ce qui concerne l’indépendance et l’interdépendance de ces zones du cerveau).

Conscients de cela et au-delà de la dimension comportementaliste de ces modèles, ils nous permettent en tout cas de distinguer des comportements typiques et d’élaborer des stratégies pour permettre aux individus de changer, d’agir autrement lorsqu’ils le souhaitent.

Pour Fabrice Charles (auteur du modèle de la « Cohérence Somato Psychique » (CSP)), pour impulser le changement, il s’agit d’amener les personnes à développer chacun des niveaux, avec un focus spécifique sur le « niveau mammifère », c’est-à-dire sur les manières de fonctionner impliquant des émotions, de l’empathie.

Il distingue trois types de profils :

  • Les individus qui fonctionnent en accumulant des ressources (appât du gain). Ce sont des « chasseurs », ils sont animés majoritairement par la question de leur survie.
  • Les individus qui fonctionnent au niveau des affects, de la compassion.
  • Enfin, ceux qui fonctionnent dans la gestion, le calcul, l’intellectualisation. Ce sont des « inventeurs », ils sont animés majoritairement d’un point de vue cognitif.

Selon Fabrice Charles, un enjeu pour ces trois types de travailleurs consiste à « créer une famille », à « vivre ensemble ». Il s’agit de créer un modèle de « meute » avec un dominant qui est davantage respecté que craint (cf. considérations ci-dessus quant au leadership).

Il ne « suffit » pas d’amener les gens à se « comporter en mammifères ». Les trois types de comportements (« reptile », « mammifère » et « humain ») sont tous à développer le plus uniformément possible (vers plus d’adaptabilité, de « liberté » par rapport aux conditionnements).

Toutefois, le type de comportement « mammifère » est en général la source de problème en entreprise. Il est dès lors possible de formuler, pour chaque profil, des recommandations pour mieux interagir en développant son empathie, ou du moins sa compréhension des autres types de fonctionnement.

En effet, le comportement typique reptilien consiste à « venir chercher son argent ». C’est un comportement de subsistance.

Le comportement typique « humain » correspond à la résolution de problèmes. Il s’agit de construire des projets, inventer, planifier, etc. Dans ces 2 propositions, le côté « meute » n’intervient pas forcément.

Or une organisation humaine est centrée automatiquement sur le côté « meute », qui représente aussi comment celle-ci fonctionne. C’est pourquoi, pour lui, le « côté mammifère » est celui à surdévelopper en entreprise. Il s’agit de développer le sens de la responsabilité par rapport à l’autre, par rapport au collectif.

Sur base des travaux de Jean Lerminiaux [Lerminiaux, J., « Image mentale et développement de la maladie », Conférence donnée à la Sorbonne, le 30 juin 2007], Fabrice Charles invite à prendre conscience de notre « image mentale », c’est-à-dire de la « vision du monde » que nous avons (à propos de notre propre fonctionnement, du monde et des relations avec les autres) et qui influence nos manières d’agir. Il s’agit d’un ensemble de représentations qui, lorsqu’elles sont ramenées à la conscience, permettent à l’individu de changer de comportements.

Dans le contexte de « meute » en entreprise, l’image mentale de chacun est reliée au fantasme de « ce qui marche en société », et c’est cela que l’individu va reproduire inconsciemment au travail.

Comme chacun a sa propre image mentale de comment les choses doivent fonctionner, la détecter permet ensuite de choisir en conscience. Par exemple, une famille qui ne peut communiquer qu’en se disputant engendre un apprentissage qui sera ensuite inconsciemment transposé à une autre « meute », comme un service d’entreprise. Il s’agit d’une forme de conditionnement. En faire prendre conscience et fournir de nouveaux outils peut changer la vie dans un groupe.

Autrement dit, le fait de ramener à la conscience ouvre la possibilité de changer, le choix de changer ou non. Ce qui en résulte n’est pas un processus automatique, mais un vrai changement volontaire.

En termes d’outils, il s’agit alors d’aider chacun à harmoniser ses 3 « statuts » (« reptile », « mammifère », « humain ») en les développant tous à l’équilibre ou du moins en faisant comprendre aux autres que chacun a des priorités différentes, tout en communiquant le « mode d’emploi » de chaque « type » au niveau relationnel.

Ce modèle peut aider à diagnostiquer des comportements, les faire émerger à la conscience, et à clarifier des pistes d’action. Par exemple, si l’on interroge la confiance dans une équipe, on peut évaluer dans quelle mesure les défis se situent au niveau « reptilien » (confiance en ses propres aptitudes, en ses capacités), au niveau « mammifère » (confiance en autrui, d’un point de vue affectif) ou encore « humain », cognitif (confiance dans les compétences en termes de résolution de problème).

Recommandations

Comprendre la fonction de l’émotion et prendre conscience de ses propres « images mentales »

Ceci peut se faire par exemple à travers des questionnaires.

Une communication vraie

Pour Etienne Chomé, cette question de la confiance en lien avec les émotions a toute sa place au sein de ce qu’il appelle la communication vraie.

Il distingue la communication vraie de la négociation efficace et du cadre de droit.

Selon lui, un cadre de droit ne s’évalue pas en fonction de la confiance que peuvent s’accorder les individus, sur des bases empathiques ou émotionnelles, mais à la qualité de sa structure. L’autorité – la loi – fonctionne de manière dépersonnalisée : ce n’est pas une affaire de personne, et il ne faut pas d’impunité.

Une négociation efficace, quant à elle, correspond à des objectifs, des finalités.

Ces distinctions invitent à réfléchir à la pertinence d’une intervention relative aux émotions en entreprise, alors que les enjeux sont peut-être ailleurs.

En termes d’application, Etienne Chomé utilise également la métaphore du « système de famille intérieure ». Selon cette image, nous avons tous chacun des parties de nous-mêmes qui correspondent soit au cadre de droit, soit à la communication vraie, soit à la négociation efficace. En partant du domaine dans lequel l’individu se sent le plus en sécurité, il s’agit de l’amener à se connecter à ces autres parties et à les faire dialoguer entre elles, de manière harmonieuse. Le « capitaine » concilie les parts.

En quelque sorte, il s’agit d’une méthodologie de résolution de conflits intérieurs. Pour chaque partie, l’individu est amené à accéder à ses ressources à travers l’observation de ses sentiments et besoins, et à formuler une demande à chacune de ses parties.

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Management émotionnel (2) : des approches (1)

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Formation d’adultes » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

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Des approches pour développer un management émotionnel efficace (1)

Un biais d’attribution causale

En général, les professionnels sont encouragés à se former ou à changer quand ils ressentent un manque, une frustration. En systémique comme en biologie, le système a tendance à rechercher l’équilibre, l’homéostasie, en maintenant ses paramètres à l’identique. Les évolutions et le changement sont principalement présents en cas de crise, et non dans une réflexion intégrée.

Or, il est régulièrement postulé que les actions préventives et contextuelles favorisent les actions plus ponctuelles de résolution de crise.

De plus, une approche émotionnelle peut être inopportune. Quand on apprend aux individus à gérer leurs émotions, on peut les mettre en danger dans des organismes qui n’y sont pas prêts. Ils pourraient en effet entrer dans une forme de dissonance par rapport aux codes implicites de l’entreprise. Notons en outre qu’une approche émotionnelle ne résoudra probablement pas à elle seule tous les différends, et a fortiori les inimitiés.

Il est nécessaire de prendre en compte la dimension organisationnelle. Si la structure est dysfonctionnelle et ne garantit pas la sécurité des travailleurs, cela peut déraper au niveau interpersonnel, et générer des émotions désagréables. Un module de formation individuelle aux émotions ne changera alors sans doute pas énormément la situation. Au contraire, cela pourrait amener à renforcer une dynamique d’attribution causale biaisée : « puisque vous avez suivi un module de formation à la gestion des émotions, vous ne devriez plus vous énerver. Vous ne l’avez pas comprise ? ».

Sur base des délimitations de Jacques Ardoino, Gérard Pirotton distingue six grands niveaux pour comprendre (et agir) par rapport à la réalité sociale. Cf. Pirotton, G., Comprendre les réalités sociales, question de niveaux. Manuel de gestion pour cadres du non marchand, Liège, CPSE, 2003.Nous en développons cinq.

> Cf. Ardoino, J., Propos actuels sur l’éducation. Contribution à l’éducation des adultes, Paris, Gauthier-Villars, 1965.

> Cf. également Touraine, A., La production de la société, Paris, Seuil, 1973.

Niveau 1 – Psychologique, intra personnel

Nous nous situons ici à l’échelle de l’individu, « en son for intérieur ». Notons à ce titre que les comportements agressifs et autres formes d’expression du stress sont souvent rattachés de manière réductrice à des causes psychologiques : « c’est son caractère », « elle ne fait pas preuve de bonne volonté », « il a des problèmes personnels en ce moment ».

Niveau 2 – Interpersonnel

Il est question de la relation entre deux individus, de leur interaction. Ici, ce ne sont pas tant les caractéristiques des individus que leur communication entre eux qui compte : « ils ne s’entendent pas entre eux », « elles sont fâchées l’une contre l’autre ».

Niveau 3 – Groupal

Un exemple typique de groupe est une équipe de travail (dans le cas d’une PME) ou une équipe de projet (dans le cas d’une plus grosse entreprise).

Niveau 4 – Organisationnel

C’est un niveau plus structurel qui correspond au règlement d’un établissement ou encore aux fonctions de chacun, par exemple.

Niveau 5 – Institutionnel

Ceci correspond au cadre social plus large auquel les organisations d’un certain type sont soumises. Cela inclut la législation des sociétés privées, par exemple.

Toute situation implique des dimensions relevant des cinq niveaux. Pour comprendre (et agir sur) la réalité sociale, il est possible de prendre en compte ces différentes échelles de réalité, intrinsèques à chaque situation. Tout comportement s’inscrit dans un contexte social plus large.

En conséquence, il s’agit de clarifier les intérêts et les responsabilités de chacun à ces différents niveaux de compréhension du social, tant auprès des personnes formées (fournir des clefs, des outils, des méthodes, en prenant en compte leurs fonctions, leurs contextes) que des commanditaires (expliquer le champ d’action, délimiter l’intervention, etc.).

Dans des situations extrêmes, certaines entreprises utilisent en effet le prétexte de « se soucier de l’humain » en utilisant des méthodologies et modèles innovants pour garder encore davantage la mainmise sur le pouvoir, de manière manipulatoire. Il s’agit d’entreprises où la peur et la méfiance règnent.

De ce fait, il y a un intérêt crucial à cadrer l’intervention, entre autres par rapport à l’intention de l’entreprise demanderesse (le commanditaire, y compris symbolique). Il s’agit d’en cerner le sens (en regard de la question du mandat (évoquée supra) et des « attentes » (à différents niveaux).

Recommandations

  • Adopter une posture d’intervention bienveillante, un discours propice à l’accueil de l’impuissance et à la remise en question du point de vue émotionnel.
  • Déconstruire les biais d’attribution causale en élargissant le discours sur les émotions : celles-ci s’inscrivent dans une réalité sociale complexe, faisant intervenir plusieurs niveaux.
  • Inscrire l’intervention dans un cadre bien délimité, tant auprès des bénéficiaires que des commanditaires, prenant en compte leurs intentions et objectifs, en regard de leurs fonctions et responsabilités.
    Ceci peut notamment impliquer de vérifier le caractère volontaire de la démarche de prise en charge des émotions.
  • Adapter les codes, les formats, les langages ou encore les exemples utilisés au contexte spécifique de l’intervention.

Approches organisationnelles : un terreau porteur

La prise en compte des différents niveaux d’intelligibilité du social (cf. supra) invite à s’adresser au(x) bon(s) niveau(x) du système. Un niveau ne peut pas ne pas être impliqué, une action ne peut pas ne pas avoir d’impact sur tous les niveaux. Selon cette optique, pour maximiser l’efficacité, des actions de formation d’équipes pourront être accompagnées de mesures organisationnelles permettant des espaces pour décharger les émotions, pour échanger et s’exprimer, pour communiquer entre collègues ou avec la hiérarchie, par exemple.

Notons aussi que le fait de traiter des émotions en contexte professionnel implique un positionnement sur un axe en tension entre une approche « par la négative » (prévention des risques, diminution des dégâts, des émotions désagréables, des désaccords…) et une approche « positive » (contribuer au bien-être, favoriser un climat d’équipe agréable, célébrer la joie et veiller au confort de chacun, développer un cadre propice à l’expression constructive des émotions…).

Deklerck - Pyramide de prévention

Deklerck – Pyramide de prévention

Deklerck, J., « Onveiligheid integraal aanpakken : de “preventiepiramide” », in Tijdschrift voor Veiligheid, 5 (3), 2006.

Parallèlement, il s’agit de déterminer le caractère curatif et/ou préventif de l’intervention. A travers sa « pyramide de la prévention », Johan Deklerck invite à considérer plusieurs niveaux d’action pour favoriser un climat de bien-être et prévenir des risques psychosociaux en société. Selon lui, cela implique non seulement des mesures curatives et de prévention spécifique, focalisées sur le problème, mais également de la prévention plus générale, et même de la prévention dite « fondamentale ». Il s’agit de ne pas se limiter à une approche qui ne s’intéresserait qu’aux symptômes (cas de burn-out, conflits récurrents entre deux collègues, absentéisme, baisse de rendement, démotivation…), mais de développer une approche intégrée. Cela ne signifie pas qu’il faut négliger les symptômes et délaisser les mesures curatives. C’est d’ailleurs souvent après un événement tragique ou une crise que les individus souhaitent changer.

Des approches complémentaires : travail (inter)individuel et espaces de parole partagée

Dans ce document, nous vous présentons une compilation de différentes approches permettant de développer plus ou moins directement une gestion des émotions propice à un pilotage d’équipe positif.

Nous présentons tout d’abord une forme de « coaching émotionnel », permettant de travailler sur les croyances, émotions et actions du manager.

Après cela, nous nous attardons sur la notion d’enjeu, travaillée à travers des mises en situation.

Ensuite, nous développons la logique d’une approche corporelle, basée entre autres sur les notions d’alignement, de martialité et de mouvement, permettant une plus grande stabilité et une adaptabilité au changement.

Nous présentons ensuite une grille de lecture inspirée du domaine de la neurobiologie, permettant à l’individu de prendre conscience de ses propres « images mentales » (représentations profondes du monde, de comment il fonctionne et des postures à adopter en conséquence) et de leurs fondements afin de pouvoir retrouver du pouvoir d’action.

Le concept de « communication vraie » nous permet ensuite de situer ces différents courants et de les relier aux domaines d’une part du cadre de droit, et d’autre part de la négociation efficace. En effet, si le travail sur les émotions et la confiance sont primordiaux tant au niveau individuel qu’aux niveaux interpersonnel et groupal, il y a une nécessité de les articuler avec un cadre sécurisant et équitable dépersonnalisé, et avec une prise en compte des objectifs et finalités.

Enfin, en lien avec cela, nous nous attarderons sur des dispositifs formalisés a priori propices à une gestion plus saine des émotions en entreprise. Comme nous l’avons dit plus haut, une condition sine qua non suppose qu’ils soient institués sur des bases bienveillantes et équitables, et qu’ils ne soient pas au contraire une forme d’instrumentalisation ou un moyen de pression supplémentaires sur les travailleurs.

Ces dispositifs peuvent prendre la forme d’espaces de parole dédiés pour régler les tensions, les partager et rechercher des solutions, ou encore des espaces de prise de décision collective (sociocratie, holacratie…).

Le « coaching émotionnel » du manager

Les compétences émotionnelles du leader peuvent être propices ou non à une gestion des émotions saine dans l’entreprise. Comment piloter une équipe et développer un climat émotionnel positif sans être soi-même dans un rapport serein par rapport à ses propres émotions, ses propres peurs ?

Les travaux de Daniel Goleman, notamment, ont permis de populariser le questionnement autour des émotions. Ils reconnaissent explicitement une forme de compétence (notamment à travers la notion d’intelligence émotionnelle, objectivée dans le concept de quotient émotionnel), et par conséquent ouvrent la porte au fait d’en parler en entreprise. Les émotions ne sont plus appréhendées comme un fardeau, mais comme une ressource potentielle.

Cf. notamment Goleman, D., L’Intelligence émotionnelle : Comment transformer ses émotions en intelligence. Paris : Robert Laffont, 1997.

  • L’intelligence émotionnelle au travail, Paris : Village mondial, 2005.

Une entreprise n’ira pas plus loin que le permet le niveau de développement individuel de son leader et notamment de la gestion de ses propres peurs.

Cette idée se trouve formulée chez John Maxwell, dans son ouvrage sur « les 21 lois irréfutables du leadership » [Maxwell, J., Les 21 lois irréfutables du leadership : suivez-les et les autres vous suivront, Saint-Hubert (Québec) : Groupe International d’Édition et de Diffusion (GIED Editions), 2002]. Dans « la loi du couvercle », il expose l’idée que le leadership d’un individu ressemble à un plafond ou à un couvercle sur son entreprise : « votre entreprise n’ira donc pas plus loin que votre propre leadership le permet, l’autorise ». Celui-ci inclut une connaissance de ses propres forces et de ses limites, une intelligence sur ses compétences humaines.

Cette affirmation peut être précisée de la manière suivante : « une entreprise n’ira pas plus loin que le permet le niveau de développement individuel de son leader et notamment de la gestion de ses propres peurs ». Il a été un temps durant lequel se développer en management se faisait par des formations techniques dans lesquelles l’on trouve toujours aujourd’hui le leadership, la communication, la gestion des conflits, la conduite des réunions, la gestion de projets, la finance, le commercial, la qualité, etc.

Beaucoup d’entreprises ont envoyé de nombreux cadres en devenir ou existants à toutes ces formations notamment « humaines ». A leur retour, on constatait une plus ou moins importante mise en application des concepts et outils reçus en formation. Quand cela n’allait pas, on renvoyait les managers en formation.

Dans les années 90, le coaching est arrivé notamment en France (Lenhardt l’a introduit dans ce pays). On a alors découvert qu’au-delà des formations, il était possible de « se développer », de croître dans son savoir-être. Le coaching a permis d’offrir un espace de développement supplémentaire aux formations existantes. Il est possible pour les individus d’approcher leurs propres croyances, leurs automatismes de pensées, leurs paradigmes.

Un des champs de développement du coaching est celui des émotions. Au-delà de le connaître, il s’agit d’utiliser ce concept et ses réalités intellectuelles et corporelles au quotidien notamment lorsqu’on est manager et leader d’une équipe.

Une des émotions d’inconfort est la peur. Sur base des nombreuses années de coaching individuel qu’ils ont réalisées, Yves Honorez et ses collègues ont souvent constaté que les peurs nous amènent aux trois réactions que décrit le professeur Laborit dans ses travaux : inhibition, fuite et agression.

Pour Yves Honorez, si l’on est leader d’entreprise, il est fondamental d’affronter ses peurs afin d’y trouver des issues positives pour soi-même et son entreprise. Nos peurs restées irrationnelles peuvent nous ankyloser, nous bloquer, nous font parfois régresser, mais peuvent également nous permettre d’avancer lorsque nous les avons comprises.

Le coaching peut être un espace propice à cette compréhension car il est « protégé » et non jugeant. Un exemple simple : si un dirigeant a peur de déléguer et de faire confiance, son entreprise risque d’être peu souple, peu ouverte sur le monde et donc à faible potentiel d’innovation… En effet, il aura sans doute tendance à (sur)développer les mécanismes de contrôle. Le fait de pouvoir identifier et exprimer ses peurs dans un espace sécurisé peut permettre de dépasser ses difficultés.

Les leaders qui affrontent leurs peurs en les travaillant (« de quoi ai-je peur ? », « quand ai-je peur ? », « quelles mesures préventives puis-je prendre pour me rassurer ? », etc.) acquièrent de la souplesse managériale et ce, également hors situations de conflits.

Dans ce type d’intervention, le travail sur les émotions se fait en lien avec les croyances (approche cognitive) et comportements (approche comportementale) de l’individu. En partant de situations problématiques ou stressantes (perçues chez soi ou chez autrui) ou de croyances qui bloquent l’action, plusieurs stratégies sont possibles : assouplissement de la croyance (par déconstruction des faits, vérification des infos, confrontation à des informations opposées), invitation à l’action éprouvée comme difficile par étapes (« petits pas »), etc.

Recommandations

Considérer les émotions comme une ressource

Ce changement de paradigme (par rapport à l’idée que certaines émotions sont quelque chose de négatif, dont il faudrait se débarrasser) permet de rendre du pouvoir à l’individu. Les émotions ne sont pas quelque chose de totalement subi, mais peuvent diriger vers l’action et le changement.

Travailler sur ses propres émotions, de manière individuelle, éventuellement accompagnée

Il s’agit de prendre conscience de ses propres fonctionnements émotionnels, reconnaître ses peurs, conditionnements et blocages émotionnels.

Approche cognitive et approche comportementale

Deux méthodologies sont possibles, et ce en parallèle : changer les croyances pour changer les émotions ou changer les comportements pour changer les émotions.

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Management émotionnel (1) : problématique

Cet article fait partie d’un dossier de fond relatif au « management émotionnel ». Ce document a été produit par le Groupe de Travail « Formation d’adultes » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix. Il est issu d’une réflexion ayant débuté en septembre 2015.

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Définition et enjeux de la problématique

Les délimitations qui suivent s’inspirent notamment de Damasio, Philippot, Kotsou, Goleman…

Le management émotionnel est à entendre ici comme la prise en compte des émotions dans le pilotage d’une action collective, en contexte professionnel. Il s’agit de gérer une équipe en faisant preuve d’« intelligence émotionnelle », c’est-à-dire d’une capacité à utiliser les émotions d’une manière adéquate (en fonction des situations), adaptée, efficace.

De manière plus concrète, il s’agit des aptitudes managériales à identifier, décoder les émotions (les siennes et celles de l’autre), les comprendre (ou interpréter), les exprimer et favoriser leur expression chez l’autre, les réguler

Par « émotion », nous entendons une réaction anticipative à un stimulus, qui se manifeste par des sensations physiques (agréables ou désagréables) et orientent l’action.

Gérer les émotions désagréables en contexte professionnel

Déjà en 1993, l’IRS (Institut de Recherche sur le Stress) s’interrogeait sur le coût du stress au travail. Selon leur rapport sur le travail dans le monde [Institut de Recherche sur le Stress (IRS), « Le stress dans le monde du travail », in Le travail dans le monde, IRS, 1993. Notons que le mot « stress » est ici entendu en un sens très large, englobant l’ensemble des émotions désagréables], aux États-Unis, le stress coûterait à l’industrie quelque 200 milliards de dollars par an à cause de l’absentéisme, des pertes de productivité, des indemnités de l’assurance santé et des frais médicaux directs. Au Royaume-Uni, on estime que le coût du stress – maladie, baisse de la productivité, mouvements de personnel, décès prématurés – pourrait représenter jusqu’à 10 pour cent du PNB.

Une étude de 2001 [Van Der Klink & al., « The benefits of interventions for work-related stress », in Am J Public Health, 2001, pp. 270–276] va également en ce sens en concluant que les problèmes de régulation émotionnelle seraient la première cause d’absentéisme pour raison médicale, et non plus essentiellement des problèmes d’origine somatique comme auparavant.

En 2002, une enquête réalisée en 2002 par l’entreprise Towers Perrin [Towers Perrin, Towers Perrin 2002 Health Care Cost Survey : what consumers and employers are doing about the increases, USA : Towers Perrin, 2002] aux Etats-Unis fait apparaître que si les employeurs perçoivent plutôt bien l’état d’esprit de leur personnel, ils ne décèlent pas exactement certaines des causes premières de leur malaise. Un autre résultat majeur de cette enquête réside dans une corrélation entre les émotions positives fortes ressenties par les salariés et les résultats financiers de l’entreprise. « Mettre l’accent sur les émotions est sans doute le seul moyen qui reste aux entreprises pour améliorer la productivité », concluent les auteurs de cette recherche.

Nous pourrions multiplier les références actuelles abondant en ce sens.

> Lire par exemple notre recension documentaire sur le site de UP Entreprise.

Selon ces sources, à l’enjeu essentiellement humain du développement des capacités émotionnelles des individus, il y aurait également des enjeux au niveau de l’objet même de l’organisation, de sa rentabilité et de son efficacité.

En somme, les émotions ne se confinent pas à la sphère privée, en dehors de la sphère professionnelle. Ajoutons enfin que dans des organismes spécifiques liés au soin ou à l’accueil de la personne par exemple, les compétences émotionnelles semblent d’autant plus fondamentales. D’autres cas ont été évoqués. Dans l’armée, par exemple, le « facteur humain » a été identifié à plusieurs reprises comme étant déterminant dans des accidents. Lorsque l’information ne circule pas entre deux pilotes ou deux démineurs en raison d’un différend, les conséquences peuvent être dramatiques.

En effet, dans certains secteurs, il est d’autant plus important de pouvoir accueillir la souffrance, faire face à l’épuisement, gérer les traumatismes ou encore accompagner les personnes qui ont besoin d’un soutien à un moment donné.

Une demande émergente ?

Les entreprises sont de facto appelées à prendre en compte le bien-être et les risques psychosociaux en contexte professionnel. Il existe en effet des stimuli extérieurs, comme la réglementation par exemple.

Pour la Commission européenne en 2001, « être socialement responsable signifie non seulement satisfaire aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir « davantage » dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes » [Commission des communautés européennes, Livre vert. Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Bruxelles : CCE, 2001].

En Belgique :

« L’employeur est tenu de prendre les mesures nécessaires pour prévenir les risques psychosociaux au travail, pour prévenir les dommages découlant de ces risques ou pour limiter ces dommages […]

Les lois du 28 février 2014 et du 28 mars 2014 ont profondément modifié les dispositions du chapitre Vbis de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail. Ce chapitre fixe désormais un cadre général pour la prévention des risques psychosociaux au travail là où auparavant il ne concernait que la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail ».

« Risques psychosociaux au travail », SPF Emploi, 2014. En l’occurrence, le cadre légal est fixé notamment par la Loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail et l’Arrêté royal du 10 avril 2014 relatif à la prévention des risques psychosociaux au travail.

De ce fait, plusieurs entreprises procèdent à des aménagements de leur règlement de travail, réalisent des enquêtes visant à apprécier le bien-être et présentées en concertation syndicale, etc.

Comme nous l’avons vu par ailleurs, il est possible de « chiffrer » l’intérêt des entreprises par rapport à la mise en place de mesures visant à réduire le stress ou les tensions au travail. Certains concepts comme « le bonheur » ou « l’intelligence émotionnelle » au travail, par exemple, semblent être de plus en plus mis en avant. Voir entre autres : Chanlat, J.-F., « Émotions, organisation et management : une réflexion critique sur la notion d’intelligence émotionnelle », in Revue Travailler, Edition Martin Média, 2003/1.

Il semble par conséquent qu’une demande émerge ou se renforce quant à ces domaines.

Les compétences émotionnelles se développent

Dans le même ordre d’idées, les individus sont parfois démunis par rapport à la prise en charge de cette thématique en contexte professionnel.

Il existe un préjugé selon lequel « une gestion adaptée des émotions s’acquiert de manière naturelle ». Ce préjugé est plus ou moins présent dans la sphère professionnelle. En lien avec la tendance à confiner les émotions au niveau individuel et à la responsabilité de chacun, il s’agit de postuler qu’il suffit de travailler dessus « avec ses propres ressources » pour développer leur prise en charge « intelligente », appropriée et adaptée. Certains travailleurs sociaux optent pour des méthodologies similaires lorsque ceux-ci tâchent d’appliquer à leur propre contexte des techniques utilisées avec les bénéficiaires de leurs services. Un appel à un superviseur ou à un médiateur est perçu comme inutile dans la mesure où ils estiment disposer des ressources « en interne ». Or, chacun est conditionné différemment (entre autres par son vécu) au niveau de ses émotions.

Dès le plus jeune âge, nous sommes confrontés à des situations dans lesquelles nos réactions fonctionnent plus ou moins bien dans un contexte donné. Celles-ci ont une influence sur notre perception de la réalité, et comment nous l’abordons ensuite, teintée de joie, de peur, de colère ou de tristesse par exemple.

Ce n’est pas tout : suite à plusieurs expériences, plusieurs auteurs affirment qu’il existe des prédispositions « innées », épigénétiques, à des types de réactions émotionnelles. C’est le cas notamment de rats dont les parents ont été conditionnés à craindre une odeur, et qui craignent eux-mêmes cette même odeur sans pour autant avoir été eux-mêmes confrontés auparavant à une punition en présence de cette odeur. Avant d’être conditionnées par notre propre vécu, nos réactions émotionnelles seraient conditionnées par les réactions de nos ancêtres, par des « marquages » épigénétiques.

Une discussion sur l’aspect inné ou acquis des émotions pourrait être approfondie.

C’est ainsi que l’on voit appliquer des approches « top-down » dans lesquelles des journées de « team building » ou de « relaxation » sont imposées sans encadrement ni autre objectif annoncé. Des personnes se mettant plus volontiers que d’autres en colère, dans un état d’anxiété ou de tristesse sont rappelées à l’ordre et invitées éventuellement à se faire prendre en charge psychologiquement. Dans cette approche, il suffirait de décréter (unilatéralement) que chacun doit être attentif à gérer son stress pour régler les tensions et apaiser les émotions désagréables.

Ce type d’approche a également la particularité d’être essentiellement curative, réactive. Il s’agit de mettre un sparadrap sur une plaie, un symptôme ou une blessure, et non de travailler de manière systématique sur les causes. Il est dans cette optique plus simple d’attribuer la responsabilité uniquement à une personne – porteuse du symptôme – que de partager une réflexion commune sur le bien-être et favoriser un cadre permettant une expression et une canalisation constructives des émotions (Cf. la suite du dossier).

Selon nous, il ne suffit pas de renvoyer chacun individuellement à la gestion de ses émotions, sans accompagnement, pour que les choses fonctionnent mieux. Comme le dit Jean-François Chanlat (op. cit.), « l’intelligence émotionnelle est le résultat d’un apprentissage ». Pour changer, il est nécessaire de prendre conscience de ses propres prédispositions émotionnelles – nous parlerons même de conditionnements – et de les dépasser. De plus, en situation professionnelles, des comportements inadaptés peuvent être dus à des dysfonctionnements de groupe ou organisationnels, et non seulement à des sensibilités individuelles.

Bascule de paradigme autour des émotions

Notons dans la lignée des réflexions qui précèdent que nous nous situons dans un paradigme qui considère que chacun peut se permettre de ressentir des émotions. Il ne s’agit plus de connoter moralement les émotions comme si elles étaient « négatives », répréhensibles en soi. L’idée n’est pas de chercher à les bannir.

Au contraire, nous considérons que les émotions ont une utilité. Par exemple, la colère met le corps dans une disposition et une énergie propices à surmonter certains obstacles.

Des enjeux de société : à quel monde (du travail) contribuons-nous ?

Il reste adéquat de se demander en quoi répondre à une telle demande contribue à changer non seulement les organisations, mais également la société dans son ensemble.

Quel est le sens de former des individus aux émotions dans le contexte professionnel ? Quels sont les objectifs poursuivis, et quelle est leur pertinence ?

Les objectifs déclarés sont les suivants. Il s’agit de prendre soin des individus et de favoriser un climat harmonieux, de respect mutuel. Au-delà du fait de rendre les travailleurs plus efficaces et plus outillés (ce qui a aussi des impacts sur la société dans son ensemble), il est question de développer un « vivre ensemble » plus agréable. A ce sujet, le lecteur pourra aussi prendre connaissance des ouvrages L’établi (1981) et Éloge du carburateur (2010). Ces ouvrages traitent notamment des conditions de travail et montrent combien celles-ci peuvent avoir une influence sur les émotions d’un individu.

Or, en corollaire de cette attention au « bien-être » des travailleurs, il se pourrait qu’émerge un nouveau type de pression sociale qui se traduirait par une norme imposée : « sois heureux (au travail) ». Le « bonheur au travail » serait une idéologie contribuant à reproduire un système sans l’interroger de manière critique.

Derrière l’injonction faite aux individus d’être heureux et de s’épanouir au travail, il n’y aurait pas de remise en cause du travail en tant que tel, de son organisation et de sa structure. Le bonheur en contexte professionnel ferait partie d’une sorte de « guide du parfait travailleur » et s’ajouterait à d’autres « messages contraignants » de type « sois parfait », « sois fort », etc. Cf. Cardon, A., Lenhardt, V., Nicolas, P., « Chapitre 11. Les comportements qui nous emprisonnent : les miniscénarios », in Mieux vivre avec l’analyse transactionnelle (2e édition), Paris : Eyrolles, 2004, pp. 183-191.

Cet impératif se manifesterait sous forme de comportements attendus et de règles implicites. Cela peut contribuer à mettre encore plus l’accent sur la responsabilité individuelle, plutôt que sur le collectif. Selon cette hypothèse, le bien-être au travail contribuerait à construire des aliénations dans lesquelles l’individu est seul responsable de son propre bien-être. En effet, s’il est plus « autonome » dans la gestion de ses émotions, il est également davantage responsable de celles-ci. L’autonomisation des individus s’accompagne de leur responsabilisation.

Ce mouvement valorisant le bien-être au travail s’accompagne d’une porosité croissante entre la sphère de l’intime (privée) et la sphère professionnelle. Celle-ci est renforcée par l’usage des technologies en réseau : avec les mails, les smartphones et les tablettes, les individus sont joignables dans un contexte d’immédiateté y compris en-dehors du bureau.

En somme, il parait important de s’interroger sur le cadre de l’intervention visant à favoriser le bien-être et la prise en compte des émotions en contexte professionnel. Dans quelle mesure contribuons-nous à une idéologie ?

Très concrètement, en tant qu’intervenant, on peut par exemple se demander s’il n’est pas préférable que les travailleurs soient véritablement en demande personnelle de formation, volontaires pour travailler sur leurs émotions.  L’intervenant pourrait en effet limiter son action à des coachings individuels avec les personnes qui le souhaitent, ou encore à des formations uniquement destinées à des « volontaires » (quitte à ce que ceux-ci soient issus de différents secteurs de l’entreprise et regroupés). Cela pourrait également permettre d’éviter des dynamiques « négatives » en situation de formation, impulsées par des individus qui ne seraient pas « preneurs ».

L’émancipation critique du citoyen par rapport à de tels processus semble importante afin de ne pas lui attribuer à lui seul la responsabilité de son stress et de ses émotions désagréables, et de lui permettre d’agir consciemment à leur égard.

A ce titre, Hannah Arendt distingue trois catégories de la « vie active » (la « Vita Activa ») : le travail, l’œuvre, et l’action [Arendt, H., Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy, 1983].

  • Le travail est l’activité humaine qui lui permet de répondre à ses besoins vitaux. Il s’agit de se nourrir, par exemple. L’être humain travaille pour vivre, pour survivre. Il exploite et consomme des ressources. Cela peut être une activité très « stressante », dans la mesure où la survie est en jeu.
  • L’œuvre correspond quant à elle à l’activité de création d’objets, d’« artefacts ». Il s’agit de productions qui n’existent pas telles quelles dans la nature, et qui sont amenées à être utilisées par lui : des outils, des bâtiments, des vêtements, des œuvres d’art, etc.
  • Enfin, l’action correspond à l’interaction des hommes entre eux. C’est l’activité politique, citoyenne. Elle s’incarne dans la parole (publique).

Si l’objet d’une entreprise est la culture du maïs, une formation en développement de l’intelligence émotionnelle n’a pas pour finalité (a priori) de modifier la nature de la tâche. Il en est de même pour la production de machines à lessiver ou pour l’action d’une ONG.

Toutes celles-ci peuvent néanmoins générer des émotions, notamment en regard d’un manque de sens (une direction) perçu par les individus. Cela soulève dès lors la question de la motivation.

Il apparait dès lors que le mandat de l’intervention de « management émotionnel » nécessite d’être clair pour toutes les parties prenantes : à quoi nous engageons-nous, et dans quelle mesure ? Quels impacts souhaitons-nous générer par notre action au sein des entreprises concernées, ainsi qu’au niveau de la société dans son ensemble ? Cette réflexion est à partager entre autres avec les commanditaires de la formation.

Recommandations

  • Sensibiliser en reliant l’intervention de management émotionnel avec les obligations légales en termes de prévention des risques psychosociaux et de bien-être, ainsi qu’avec les effets observés au niveau de la rentabilité.
  • Déconstruire les préjugés et les freins confinant les émotions et les relations à la sphère intime / privée, en-dehors du contexte professionnel.
  • Valoriser une éthique et une expertise particulières, basées sur des valeurs et un travail de terrain sur le long terme auprès des entreprises qui souhaitent investir dans le capital humain.
  • Cadrer l’intervention (le mandat) en fonction de cette éthique, en collaboration avec le commanditaire et en regard de la société à laquelle nous souhaitons contribuer.

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Dossier : le management émotionnel

Est-il souhaitable de prendre en compte les émotions dans le cadre professionnel ? Quels enjeux et impacts le management émotionnel implique-t-il ? Est-ce possible, et si oui, comment ?

En lien avec la mission de formation d’adultes en gestion de conflits de l’Université de Paix, le Groupe de Travail « Formation d’adultes » du Conseil académique en gestion de conflits et en éducation à la paix a choisi de s’intéresser au phénomène du management émotionnel.

Membres du Groupe de Travail :

  • Amélie Bodson, Licenciée en économie, Development assistant chez Guberna
  • Christelle Lacour, Psychologue, Agrégée de l’enseignement secondaire supérieur, Thérapeute CSP, Formatrice à l’Université de Paix, Chargée de cours en Hautes Ecoles
  • Christian Vanhenten, Ingénieur, Informaticien, ancien administrateur militaire responsable de l’informatique pour le budget de la Défense, Maître praticien PNL et formé à l’hypnose éricksonienne, Professeur d’aïkido, Concepteur de l’aïkicom (aikido communication), Co-organisateur de la semaine internationale aïki pour la paix, Coach, Formateur et Auteur
  • Etienne Chomé, Docteur en Théologie, Master en Philosophie, Master en Sciences politiques, Fondateur de CommunicActions et de la méthode C.R.I.T.E.R.E
  • Fabrice Charles, Formateur, Kinésithérapeute
  • François Bazier, Sociologue, Formateur en gestion de conflit, Responsable RH SWCS
  • Jean-Luc Gilson, Master en sciences économiques, Expert-comptable agréé, Formateur, Conférencier
  • Pierre Hanon, ex-formateur à la Défense
  • Yves Honorez, Consultant-Coach indépendant en « Pouvoir d’agir des Organisations », Maître – Assistant au sein du Master en Ingénierie et Action sociales (MIAS) – Superviseur au CERIAS (Centre d’Etudes et de Recherche en Ingénierie et Action Sociales) – Ing. Industriel Industries Agricoles et Alimentaires

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